Lettre pour M. Monsieur le Président de la délégation française pour la nouvelle liaison #Lyon-Turin

(cette lettre du 3 décembre 2018 est publique dans la mesure où ma mise en cause indirecte est également publique)

Monsieur le Ministre, 

Puisque, sans me nommer  - sous l’appellation de retraité fort respectable-, vous laissez entendre dans votre lettre du 20 octobre 2018 aux élus de Savoie,  que j’ignorerai la « profonde mutation des franchissements alpins », et ayant eu à vous connaître lors de votre passage au Ministère des Transports entre le 21 décembre 1990 et le  15 mai 1991 alors que je dirigeais les études de l’Observatoire Economique et Social des Transports du Ministère, je crois utile de vous rassurer. 

Non, je n’ignore pas les données économiques et techniques relatives aux transports alpins ni leurs mutations, et en particulier l’évolution technique et économique des relations nord-sud transitant par la Suisse ou l’Autriche. Il s’agit là, d’ailleurs, d’un sujet passionnant s’intégrant parfaitement dans l’analyse des politiques relatives à l’instauration des corridors fret ferroviaire, et des grands courants d’échange en Europe. Ayant eu à travailler sur des projets comme New-Opera, comme sur des liaisons de transport combinées françaises, je n’ignore nullement l’importance des mutations effectuées, ni d’ailleurs leur conditions politiques et techniques de réalisation.
Enfin vous avez parfaitement raison de dire que les franchissements alpins, sont un sujet majeur pour la Savoie, mais aussi pour lequel nous sommes engagés par la Convention sur la protection des Alpes.

Pour autant j’attire votre attention sur le fait que l’objectif central du protocole transportest de parvenir – compte tenu des technologies existantes alors – à transférer du trafic de la route vers le rail, objectif d’ailleurs explicite à l’article 2 de la convention. Dès lors c’est – à mon sens – par rapport à cet objectif qu’il faut aborder la question de la politique des transports et sa déclinaison dans votre région. 

Or, c’est précisément sur ce front que je m’interroge. Fait-on ce qu’il faut pour contribuer à cet objectif ? Les moyens sont-ils les meilleurs ou les plus efficaces ? J’y reviendrai. 

Mais, en amont, je réitère mes interrogations globales sur le bilan économique et social du projet de ligne (et donc du tunnel de base), inquiétudes partagées, comme vous le savez, par certains de mes collègues français et italiens spécialisés dans le domaine du fret et de l’analyse des grands projets, et par la Cour des Comptes. 
Le problème de fond est de savoir si ce qu’on appelait jadis l’utilité collective des travaux est suffisante pour justifier un tel programme. D’autant que son coût global pour les pouvoirs publics (Français, Italiens, Européens) est considérable.  Ma réponse est actuellement négative, partagée par des experts de divers horizons et différents rapports officiels, et peut être étayée par les travaux même de l’Osservatorio per l’asse ferroviario Torino-Lione, pourtant très favorable au projet.  S’il est clair que la décision doit appartenir in fine aux pouvoirs publics légitimes, il me semble pourtant impossible de ne pas rappeler que de telles décisions devraient être prises en connaissance de cause, c’est à dire sur la base d’une évaluation économique et sociale – et désormais environnementale – la plus transparente, contradictoire et pluraliste possible. 
En d’autres termes, je pense que l’orientation et les conclusions de votre rapport – rédigé avec mon ancienne collègue Catherine Delmas-Comolli en novembre 1993 – et singulièrement celles sur l’estimation du TRI de la nouvelle ligne ferroviaire méritent d’être réexaminées (annexe 7 de votre rapport d’alors). Je note que les calculs établis pour l’année de base 2009 font apparaître un TRI abaissé de plus de 50 % et une valeur actuelle nette du projet négative. Et, comme le montre très bien le rapport de l’Osservatorio, le contenu de cette rentabilité dépend presque essentiellement du fret, dont l’évolution et le potentiel font l’objet d’un vif débat comme vous le savez. Peut-être est-il temps de mener une évaluation contradictoire et transparente puisque, manifestement, la situation récente des échanges sur cet axe ne résulte pas uniquement du choc provoqué par la crise des sub-primes.

Mais revenons sur l’objectif central de la Convention Alpine.  
Le premier constat semble être que, quelle que soit l’orientation croissante ou décroissante des trafics alpins Est-Ouest (deux sens), nous ne respectons pas les objectifs assignés. En effet, il ne vous a pas échappé que le fret ferroviaire a fortement régressé en part de marché et en volume depuis de nombreuses années. 
D’ailleurs les dernières publications de « l’Osservatorio » prennent acte de cette évolution et insistent donc sur l’ampleur nécessaire du report modal ((mars 2018, Quaderno 10[1]).  
La véritable question qui se pose aujourd’hui est de savoir pourquoi cet échec. 
Alors que les péages routiers des tunnels créent des conditions très favorables pour les transports combinés rail-route, ceux-ci ne se développent pas sur l’axe Lyon-Milan et ne font pas l’objet d’initiatives publiques ou privées significatives.
Je rappelle que les travaux engagés sur la ligne historique en 2004 l’étaient pour «autoriser la prise en charge par l’Autoroute Ferroviaire Alpine d’environ 80 % du parc de camions existant, de permettre l’acheminement des grands containers sur l’axe Nord - Italie, et d’équiper le tunnel ferroviaire du Fréjus d’équipements de sécurité́ ».
Il ne vous échappera pas que l’ambition de développer le combiné – grâce à l’adaptation du gabarit ferroviaire - a été largement déçue, ce qui devrait inciter à s’interroger sur l’organisation même des transports combinés sur l’axe, mais aussi sur les choix techniques imposés par la France, ainsi que la localisation des terminaux. 
Il ne vous a pas échappé non plus que le lancement de ces travaux était justifié par des objectifs de développement, également contredits. 
Ainsi lisait-on dans la déclaration de travaux : « La modernisation de la ligne historique dans la vallée de la Maurienne est à la fois un préalable et un complément indispensable à la réalisation de la nouvelle liaison ferroviaire entre Lyon et Turin, qui permettra d’abord de capter une part croissante des trafics fret transalpins jusqu’à̀ la mise en service de la future ligne, puis constituera un itinéraire performant complémentaire à la nouvelle ligne. ». J’insiste sur les termes de « part croissante », totalement contredits par les faits. Le moins qu’on puisse faire est de tenter d’analyser cet échec.
Dernierement, le président de l’Osservatorioitalien a finalement constaté que « L'investissement réalisé pour rendre le tunnel praticable pour les conteneurs maritimes (P/C45) s'est avéré inutile ».   Le constat est factuellement juste, mais pose un vrai problème d’analyse, largement absente.
Tout cela pose, vous vous en doutez, de vrais problèmes que viennent amplifier les discussions ou les polémiques sur la capacité réelle du tunnel historique, sur la capacité du « système ferroviaire » à progresser sur les paramètres déterminant sa compétitivité. Cela suggère enfin des erreurs possibles d’analyse des gestionnaires des réseaux. 

Comment par exemple comprendre que la capacité actuelle de la ligne serait non seulementinférieureà ce qu’elle était avant les travaux, mais devrait encore baisser alors qu’elle avait déjà été abaissée avant les travaux.  Or RFF annonçait encore en 2012 qu’une capacité de 280 trains existerait, deux sens confondus, sur la ligne historique à l’horizon 2020. 

Est-il crédible de changer de pied à ce point, jusqu’à laisser penser que la baisse du trafic découlerait de contraintes de sécurité, alors que les normes réglementaires actuelles – et les règles édictées par SNCF-Réseau sur la ligne historique - semblent mettre en lumière des réserves indéniables de capacité. Et je ne néglige pas les divergences évidentes entre Italiens et Français sur l’appréciation théorique de ces questions.
Mais le flou de certaines informations diffusées vient curieusement corroborer les difficultés rencontrées par les opérateurs pour obtenir de nouveaux sillons pour développer leurs transports combinés, alors même qu’une liaison Calais-Orbassano vient d’être lancée, et dont j’attire votre attention sur la fragilité.

Vous n’ignorez pas que les hétérogénéités diverses (électriques, de gabarit, de longueur des cantons, de réglementation, de signalisation, de système de contrôle commande etc…) pèsent très lourd sur l’efficacité ferroviaire, ce qui rend parfois illusoire l’effet de certaines améliorations limitées aux seules infrastructures. Ces hétérogénéités sont considérables sur le Corridor RFC6 et peu prises en compte. Je suis étonné que personne actuellement ne semble y attacher d’importance, alors que ces disparités et ces réserves de productivité sont aujourd’hui majeures, mais non évaluées. En outre, des innovations en matière ferroviaire pourraient apporter des solutions à certains obstacles régulièrement avancés.

Ne croyez-vous pas qu’il serait souhaitable (après une évaluation préalable urgente) de mettre en œuvre une amélioration significative de la capacité et des conditions techniques de circulation sur le Corridor Européen RFC6, dont l’effet est important sur la productivité et la compétitivité du fret ferroviaire ? 

Vous avez compris, Monsieur le Ministre, qu’il ne s’agit pas pour moi d’alimenter une polémique mais de suggérer une approche plus pragmatique d’un sujet dont les enjeux financiers et économiques sont très considérables et dont le financement ni l’avenir ne sont actuellement assurés. 

Le pari du multimodalisme, auquel je crois, mérite que tous contribuent à le rendre possible et à rendre plus efficace le fret ferroviaire. Et c’est possible à court terme. Mais admettez que de grands projets méritent mieux qu’une polémique, mais une évaluation transparente et pluraliste permettant aux élus de se prononcer en connaissance de cause. J’irai même plus loin : évaluons les moyens programmatiques d’atteindre les objectifs du protocole alpin !

Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, en l’expression de mes sentiments distingués. 


Patrice Salini

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