#Lyon-Turin : et si le pragmatisme était de mise ?

Lyon-Turin : et si le pragmatisme était de mise ?



Depuis Adolphe Jullien en 1844, on a pris conscience de la nécessité de mesurer des unités de trafic pour discuter du prix de revient des transports. D’où les notions de voyageurs.km, de tonnes.km, ou désormais d’UTI.km ou jadis de chevaux.km transportés. Il ne s’agit, ni plus ni moins que le pendant de ce qu’on appelait jadis « le travail » pour la mécanique. Finalement, ce qui importe c’est de savoir ce qu’une rame ou un train produit. 
Dans un système de transport un ensemble de paramètres va définir ce qu’il est possible de faire, et les conditions réelles d’exploitation feront le reste.  Un transport inefficace sera ainsi tout bonnement soit incapable de produire assez d’unités de trafic, ou alors à un coût excessif, ce qui annihile toute espérance de recette… ou creuserait des déficits.

Vu de ce point de vue un problème de transport consiste à trouver des solutions « économiques » ou efficaces à une demande réelle ou potentielle. Or cette demande potentielle peut directement être induite partiellement par l’offre de transport ou son prix, qui découle lui-même de son coût et du marché. Désormais il est acquis que l’évaluation économique doit intégrer celle des effets externes, positifs et négatifs intéressant en particulier l’environnement, la sécurité et l’évolution du climat.

Traditionnellement, il conviendrait alors d’explorer des solutions et les confronter. 
Le problème posé dans les vallées alpines se résume en réalité à une question majeure : comment réduire (le plus possible) les effets externes négatifs des transports, et principalement ceux liés aux émissions polluantes (pollution locale) et au CO2 (climat). 

Actuellement la direction des recherches de solution (s) va vers la celle d’un report modal pour le fret (le reste étant négligé).  Si à court terme cette réponse pourrait être crédible, à plus long terme, il faut considérer l’évolution des technologies, et singulièrement celles des véhicules routiers.  L’expérience montre que la durée de vie des grandes infrastructures est en effet considérable.

En effet, aurions-nous la même propension à vouloir développer le rail si la route devient « verte » ?  
La réponse est bien entendu probablement non, au moins sous conditions. 
Il faudra donc s’attacher à prendre en compte différentes hypothèses de déploiement des technologies avant de décider d’infrastructures nouvelles aussi importantes qu’un tunnel de base.  Ne pas se poser la question pour des investissements dont la durée de vie est aussi longue est au contraire une faute. 
Mais la question vaut aussi pour le ferroviaire qui changera en profondeur, ou devrait le faire. Il est par conséquent aberrant de considérer l’ensemble du système de transport comme figé, laissant la seule amélioration possible à la charge du seul génie civil. 

Mais revenons au ferroviaire et partons de l’hypothèse – bien forte et incertaine – que la solution à moyen terme est strictement ferroviaire, et partons des faits. 



Les faits : 

Il est acquis que la voie historique dite du tunnel du Fréjus (Mont Cenis) ferroviaire comporte un certain nombre d’inconvénients quant à son exploitation : 
-      Tunnel de faîte, le Fréjus impose de franchir des pentes significatives (gradients de 15 à 30 ‰), avec des conséquences en termes de poids maximal, d’engins de traction ou de pousse, et de vitesse.
-      Les longueurs de trains sont limitées en Italie à 550/600 m contre 750 m (voire plus) en France ; 
-      Les réseaux français et italiens ne sont pas aux mêmes normes électriques (France CC 1500 V sur l’axe, Italie CC 3000 V) ;
-      Les systèmes de signalisation/contrôle demeurent hétérogènes ;
-      Un tunnel aux normes anciennes, sur lequel des travaux importants ont été réalisés pour augmenter le gabarit et la capacité, en lien avec le développement de « l’autoroute ferroviaire alpine ».

L’ensemble de ces contraintes ou obstacles se traduit en termes de restrictions techniques (vitesse, poids, longueur, gabarit), de surcoûts (on peut toujours améliorer les trains), et de capacité globale de l’axe (nombre de trains, donc d’équivalent semi-remorques ou conteneurs par jour).
Il y a environ 15 ans – avant les travaux réalisés sur la ligne « historique » et le tunnel – la capacité était estimée à environ 120 trains par jour.  Celle-ci est aujourd’hui remise en cause -après les travaux – (SNCF-Réseau et RFI), sans justification nouvelle, et alors que le trafic ferroviaire décroit (au total -73 % sur l’axe Lyon-Turin entre 1997 et 2017). On compte en effet autour de 30 000 véhicules transportés par an par l’autoroute ferroviairepour un transit sur les deux tunnels routiers d’environ 1,4 millions de véhicules, soit un peu plus de 2 % de ce flux. 
En revanche, il est toujours possible aux autorités publiques, de changer leur approche de la sécurité et d’imposer des contraintes nouvelles, ce qu’il faut naturellement justifier. 



Pragmatisme 

Comme nous l’avons dit, face à ce genre de situations le pragmatisme consisterait à s’interroger sur le point de savoir quelles sont les solutionspour lever les obstacles ou leurs conséquences négatives sur la capacité, la fréquence, le coût et la qualité du transport par rail. 
Idéalement des analyses coûts-bénéfices contradictoiresdevraient alors éclairer la décision publique. 
Ça n’est pas actuellement le cas, puisque seule unesolution – la liaison Lyon-Turin ferroviaire à 25 milliards € (décomposables en phases) - est étudiée, et ce de manière assez peu consensuelle, et comparée à la situation existante.
Or c’est là un paradoxe. Il n’est pas certain qu’un investissement de 25 milliards soit la « meilleure solution » c’est à dire plus économique en intégrant les effets externes négatifs supprimés du fait d’un transfert modal, que d’autres solutions d’ailleurs non étudiées. On pourrait en rajouter pour remarquer que d’autres passages alpins pourraient aussi être mis en avant comme c’était le cas il y a un siècle ou plus. C’est à coup sûr une solution qui peut faire rêver ou marquer l’histoire, mais rien n’indique que ce soit la meilleure.  Comme si réitérer l’œuvre voulue par le Piémont et Cavour était symboliquement et nécessairement « la » solution. 
Rappelons ici qu’il faut – ce qu’on ne fait pas - se projeter dans l’avenir pour intégrer les évolutions techniques prévisibles concernant aussi bien le mode routier et ferroviaire.
Or le meilleur moyen de ne pas se tromper – on l’a fait dans le passé à plusieurs reprises dans le monde sur plusieurs grands projets – c’est d’évaluer, de manière transparente et contradictoire les solutions possibles pour « résoudre » le problème posé. 

Revenons donc aux problèmes rencontrés. 

Les pentes : 

Prenons pour commencer la question des pentes. C’est l’un des arguments majeurs, le tunnel du Fréjus étant en altitude, il est donc accessible par des fortes rampes. Cette question n’est pas nouvelle. On aimait, au XIXème siècle, sur la base des technologie d’alors, comparer économiquement diverses formes de tracé (pentes à 15 mm/m contre 25 mm/m par exemple).
On peut soit les effacer (faire un autre « trou » c’est à dire un tunnel de base à 10 milliards €), soit s’en accommoder.
On peut s’en accommoder en considérant que cette limite de capacité, et ce surcoût ne peuvent être raisonnablement modifiés à un coût inférieur. Mais on peut aussi s’intéresser à la traction.
Aujourd’hui il faut au minimum 2 locomotives pour tirer une rame de 550 m sur la ligne, et encore faut-il limiter le poids tiré à 1150 tonnes.  Cette réalité résulte cependant à la fois de contraintes relatives à la longueur des rames (indépendantes des pentes) et des contraintes de sécurité (attelages) ou de puissance. L’adhérence étant un problème ferroviaire classique.

Que peut-on faire ? 
Le plus simple ou immédiat serait de faire rouler des rames indéformables avec une locomotive tirant, et une poussant… ce qui donne plus de marge théorique. Mais l’idéal serait de passer à de la motorisation répartie, c’est à dire des wagons automoteurs, ce qui permet aussi de gagner en longueur utile. Cette idée simple a déjà été mise en pratique et faisait l’objet déjà, au milieu du XIXème siècle, de calcul probants de la part d’Eugène Flachat.
Avec cette configuration les limites de poids augmenteraient considérablement, et les vitesses possibles aussi. 

Longueur des trains

La question de la longueur des trains nous reporte à plus long terme. En effet, tout tourne en fait autour de celle de l’organisation de la sécurité sur ce qu’on appelle des « cantons fixes ». Les recherches menées en Europe montrent l’intérêt qu’il y a à changer de logique – ce qui est possible avec la numérisation du rail – et passer à ce qu’on appelle des cantons mobiles. Autrement dit, si les conditions réelles de sécurité (distance d’arrêt dynamique) sont prises en compte pour chaque train on peut augmenter à la fois la sécurité et la capacité d’une ligne. Et les investissement nécessaires sont fort loin des ordres de grandeur de gros travaux publics, à fortiori pour creuser un tunnel de base.  

Plus encore si on combine la « numérisation » et la motorisation répartie, les wagons ou les rames peuvent parfaitement n’avoir qu’un attelage virtuel, numérique. 
Plus personne ne « tire » ou tracte personne. Chaque sous ensemble roule freine, accélère de manière autonome en fonction des autres et des consignes du gestionnaire du réseau. L’air de rien, le modèle d’exploitation est alors révolutionné, et n’a plus guère à se soucier des mêmes contraintes, en particulier de masse des rames. Celles-là même qui justifieraient des travaux infrastructurels considérables. 

Bien entendu ces quelques hypothèses n’apparaissent pas dans les évaluations qui s’empressent de comparer des situations à technologies inchangées. Bref, qui supposent un monde figé.

La question électrique

La question électrique est régulièrement omise dans les discussions – sauf je le reconnais par les conducteurs de trains -. Les spécialistes soulignent les limites des basses tensions et l’intérêt économique et technique d’une unicité des tensions électriques. Que cette question électrique ait fait partie du protectionnisme industriel et militaire des États est un fait. Mais ne pas la prendre en compte est aujourd’hui une faute. Mais on ne semble pas s’en soucier. 

Le tunnel historique 

La question du tunnel (hormis son altitude) se résume généralement à son inadéquation aux nouvelles normesrelatives aux tunnels ferroviaires. Inadéquation alors que des travaux importants y ont été faits en particulier pour augmenter le gabarit. Pour la petite histoire il faut noter que les Français n’ont pas creusé autant que les Italiens – pour économiser 20 millions € - et donc modifié l’entraxe des voies, ce qui a logiquement indisposé les italiens et retardé la fin des travaux.  La justification de cette économie dérisoire mériterait quelques explications…
Il reste que la sécurité et donc la capacité du tunnel est en débat, et on menace de dégrader massivement la capacité du Fréjus (jusqu’à à peine plus de 40 trains/jour), avec cette conclusion sans appel apparent : « autant faire le tunnel de base ». Sauf que les solutions alternatives ne sont jamais étudiées. On parle ici d’une seule alternative à 8-10 milliards €, alors que les estimations existantes sur un doublement du tunnel actuel, et/ou des travaux de sécurité supplémentaires (on vient d’en finir) coûteraient entre 1 et 2 milliards.  Une différence énorme !

Évaluation

Toute étude coût avantage devrait, n’est-ce pas, s’approprier ces questions, ne serait-ce que pour les évaluer contradictoirement. Eh bien, on ne le fait pas, et encore moins en lien avec l’évolution technologique. L’enjeu réel n’est pas de savoir uniquement si, à un horizon donné, un grand projet bénéficie économiquement et socialement à la société, mais d’évaluer des alternatives possibles répondant à des objectifs fixés, dans le cadre de scénarios d’évolution technologique raisonnables. Il ne vous échappe pas que l’on ne considère ni les scénarios, ni les alternatives et que les évaluations sont vivement contestées. 


Revenons aux vallées

Reste cette évidence. Que fait-on pratiquement, non pas pour résoudre des questions ferroviaires, mais pour traiter de la question majeure de la circulation des poids lourds (et accessoirement des autres moteurs à explosion) dans les vallées alpines ? 

Les promesses avancées se sont vite concentrées sur la seule autoroute ferroviaire alpine Aiton-Orbassano (AFA). Un choix discutable tant pour la localisation du terminal français que pour la technique retenue (plus chère que ses concurrents), qui a, de fait, marginalisé la recherche d’une offre répondant à la demande (localisation) et plus compétitive. En outre, l’AFA a déjà capté autour de 150 millions € de subventions depuis 2004 (plus de 400 € par semi transportée en moyenne, et autour de 300 € aujourd’hui), sans pouvoir peser significativement sur les parts de marché (en baisse) du rail sur l’axe.
Autrement dit on dépense beaucoup d’argent pour bien peu.
Ici aussi, le bon sens demanderait qu’on cherche à élaborer une offre compétitiverépondant à la demande des clients transporteurs, d’autant que, les coûts de péage routiers (autoroute + tunnels) favorisent fortement la compétitivité du rail. 
Cette situation est d’autant plus curieuse que l’État a créé en 2002 un Fonds de développement d’une politique intermodale des transports dans le massif alpin (FDPITMA), qui au lieu de concourir à son objet social (article R1512-2 du code des transports) organise un transfert entre l’ATMB et la SFTRF, autrement dit qui adosse la société déficitaire du Fréjus à celle bénéficiaire du Mont-Blanc ce qui est très discutable…





Tant de questions sans réponses, tant d’évaluations non effectuées au profit d’une seule obsession, tant de moyens dépensés sans résultat tangible devraient aboutir à une prise de conscience : sans évaluation globale, transparente et contradictoire on prend un gros risque, celui de mettre en œuvre des travaux inutiles. 



P.S.






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