Lettre à mes enfants (et petits enfants) Où quand le sentiment d’être râleur, et gauchiste s’efface devant l’évidence.

Patrice Salini
5 avril 2020


Lettre à mes enfants (et petits enfants)
Où quand le sentiment d’être râleur, et gauchiste s’efface devant l’évidence. 

Vous vous rappelez sans doute, et pour les plus jeunes, vous apprendrez sans doute que pendant les périodes de guerre, l’économie est largement dirigée, administrée, tant bien que mal par les Etats.  Un mélange, en fait, d’administration militaire centrée sur l’effort de guerre, et d’administration civile au service de cet effort, et chargée d’assurer à la population la satisfaction de ses besoins vitaux. 
Après la guerre, dans de nombreux pays, cet apprentissage à grande échelle des méthodes de planification économique, donne alors lieu à la constitution d’outils de planification économique, internalisés ou non par l’Etat. Ainsi a-t-on créé en France le Plan sous l’égide de Jean Monnet nommé par Charles de Gaulle , ou la Rand aux USA. Mais passons. Il y avait derrière ce foisonnement d’idées, d’autant plus facilement accepté que la reconstruction était en marche, quelques idées fort simples. Celle de la nécessité d’éclairer les choix publics et de les inscrire dans la durée, celle de définir une stratégie à moyen terme, ou encore celle de programmer, même de manière souple l’action publique. Ce processus avait au surplus un double caractère singulier : il associait volontiers un effort d’ étude et de recherche appliquée finalisée, et des progrès dans la connaissance et le calcul économiques (comptes nationaux, comptes prévisionnels...), et un haut niveau de concertation tout au long du processus de planification avec les représentants de ce qu’on appelle aujourd’hui les « parties prenantes » concernées.  Ainsi, syndicats de salariés et de patrons, représentants associatifs se « frottaient » aux experts et à l’administration dans le processus d’analyse, de prospective, comme dans celui de planification.  
Ah ! J’oubliais une chose essentielle. A l’époque, et jusque dans les années 1970, les administrations ne souffraient pas d’une manque de connaissance crasse de la réalité économique, tant elles étaient et avaient été impliquées dans le fonctionnement économique du pays.  Oh ! Bien entendu, il y avait quelques vieux ronds de cuir, et quelques bureaucrates sans doute imbus de l’autorité que leur avait donnée l’économie administrée de la guerre et des années 1950... mais on connaissait les entreprises et les réalités concrètes des filières productives. Peut-être manquait-on, du moins c’est l’impression que j’ai eu en fréquentant cette vieille administration, de capacité de changement... Mais le plan savait impulser, et si ça ne suffisait pas, on savait créer des structure de pilotage. On avait bien entendu un Commissariat au Plan, mais aussi une DATAR (délégation à l’aménagement du territoire), une DGRST (une délégation générale à la recherche scientifique), un FDES (fonds de développement économique et social). Bref, on avait des outils « parallèles » dotés de pouvoirs exceptionnels et de matière grise... On avait également créé des organismes nationaux dont la vocation était de « faire ». Le CNRS devait piloter la recherche fondamentale... Se rappelle-t-on qu’entre 1958 et 1962 son budget doubla ? Citons aussi l’Inserm pour la Santé, ou l’INRA pour l’agronomie, et bien d’autres... On combine ainsi de manière volontariste alors des instruments d’action (l’administration) avec des administrations de mission (comme la Datar), et des organismes amenant le support de la recherche  fondamentale et finalisée et des études appliquées. J’ajoute enfin que l’on n’a pas oublié de créer des services économiques  dans les grands ministères (comme le SAEI  - Service des affaires économiques et internationales- à l’équipement, crée en 1962), et un certain nombre de conseils permettant aux ministres de recueillir des avis. 
Eh bien, tout ceci a été patiemment détruit petit à petit, depuis la fin des années 1970, avec une petite parenthèse entre 1981 et 1986, et une ardeur modérée sous les autres gouvernements de gauche. Mais tout de même, ce qui est devenu à la mode était alors une forme à peine édulcorée de Reaganisme, vous savez cette doctrine du  président des États-Unis du 20 janvier 1981 au 20 janvier 1989, pour qui l’Etat n’était pas la solution mais le problème.  Exit le PPBS (Planning Programming Budget System) américain, initié par la RAND aux USA, exit le plan et la RCB (Version française du PPBS, ou rationalisation des choix budgétaires).  En quelques années - enfin, quand même près de 30 - on a sagement détruit ce qu’on avait construit pendant les trente glorieuses, et qui, sans doute, gênait de plus en plus, cet Etat qui ne se voulait plus « planificateur », mais vaguement stratège, c’est à dire communiquant et gestionnaire.   C’est ainsi qu’on fabrique un Etat acteur mais sans plan, une politique de santé ou de transports de courte  vue. Vous en voulez une preuve ? La triste réalité de la crise des hôpitaux publics a son pendant dans les transports : non seulement on ne sait pas où l’on va, ni comment relever les grands défis, mais on assiste à une détérioration du niveau d’entretien des réseaux. Alors, vous vous étonnez du drame sanitaire en Italie ? Vous croyez sans doute que l’écroulement du Pont de Gènes était un hasard ? 
Reste qu’aujourd’hui on aimerait bien avoir des réponses, des politiques cohérentes, bref un plan... Et on découvre qu’on n’a plus ni les outils, ni les compétences dans l’administration, ni les administrations de mission, ni même le savoir faire d’il y a 30 ans. 
Alors, les enfants, ne croyez pas que notre génération ne vous a rien laissé d’autre que des problèmes, elle vous laisse aussi, avec le concours actif de la génération des quadra dopés au trading, à la communication et au stress, les ruines d’un outil qui marchait. Il ne reste plus d’urgence qu’à le reconstruire, avant que le vent en emporte jusqu’au souvenir. 


Patrice. 

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