La confiscation de la décision : La fin des choix publics


La confiscation de la décision

La fin des choix publics 


Le petit texte qui suit me semble avoir une portée générale. Pour autant, mon expérience du monde des transports m’a conduit à y puiser mes exemples et mes constatations. Alors sans généraliser, je suggère.


Décider de manière rationnelle est sans doute un objectif ambitieux, et quasi irréaliste.  Faire preuve de raison, et singulièrement en face de grands,  voire de méga-projets, comme les intitule la Cour des Comptes Européenne,  devrait être une ardente obligation.  Faire des choix en se basant sur un mélange d’intelligence, de connaissances accumulées, d’expériences ou d’expertise, n’est cependant pas aisé. 

Il faut en effet échapper à tout ce qui menace la décision publique de confiscation. A savoir les préjugés, les slogans, des pulsions, ou pire, la manipulation des lobbies, voire la corruption. Or ces obstacles sont bien vivants et actifs.


Préjugés, manipulation, déficience 


Les préjugés, comme les slogans reconstruisent le monde à coup de schématisations, de solutions simplistes, d’absence de prise en compte de la complexité des phénomènes, et des réalités concrètes. Ainsi catégorise-t-on comme bon tout ce qui comprend des mots-clés réputés positifs… Ce qui s’oppose le plus simplement à ce risque est la culture professionnelle. Parler de transports ou d’industrie demande autre-chose que des slogans et des idées simplistes, vertueuses et commodes précisément parce que simples. Travailler les sujets, approfondir la connaissance concrète, écouter les acteurs.. est le remède le plus efficace contre les préjugés. 

La manipulation des lobbies est plus insidieuse, souterraine, et va de la simple campagne,  à la corruption. Elle est d’autant plus présente que la taille des projets est grande. Et on ne peut y opposer que la rigueur - y compris celle de la loi -, l’intégrité, la transparence, et la justice.  Ce qui n’empêche nullement de rappeler l’exigence de s’en prémunir. Comment faire ? Malheureusement, dans la majorité des cas nous disposons pour ces projets d’évaluations, qui même si elles sont un travail collectif, ne découlent pas d’une approche pluraliste et contradictoire, ni d’ailleurs transparente.  L’étude a posteriori de ces études met en évidences des biais nombreux, et généralement dans le sens d’une surestimation de leur utilité attendue.  On les fait plus beau qu’ils ne seront. En France les études « Avant-Après » montrent clairement une tendance à la surestimation des trafics captés (sauf pour les projets routiers), et une sous-estimation des coûts.  Mais nous ne sommes pas les seuls : en Allemagne le canal entre le Main et le Danube était promis à 4 fois plus d’activité au début des années 2000 qu’il n’en a plus de 20 ans plus tard.  Et nous connaissons les déboires rencontrés par le Tunnel sous la Manche, où « la City » dont l’avis était prisé par M. Thatcher s’est trompé sur toute la longueur, à savoir les coûts et les trafics donc les recettes. 


Sans doute, pas de décision éclairée


Le doute légitime n’effleure pas alors les « décideurs », gonflés à bloc par un argumentaire socio-économique avantageux, et surtout des propos généraux allant bien au delà. On parle facilement de rêve, de projet historique. Ainsi en est-il du tunnel sous la Manche (« Rêve séculaire ») du Canal du Main au Danube, inspiré par Charlemagne et sa Fossa Carolina, mais aussi du Canal Rhin-Rhône (« La France ne doit pas rester à l'écart de l'Europe fluviale »), ou encore de Seine Nord (sensé désenclaver le bassin de la Seine),  ou de la liaison ferroviaire Lyon-Turin (qui conditionnerait la place de la France dans l’Europe). Le problème c’est que l’on en appelle essentiellement au sentiment qu’il s’agit, selon le propos d’un ministre « de grandes oeuvres collectives qui frappent les imaginations et laissent des marques durables dans la mémoire des peuples », et à ce titre valorisent ceux qui parviennent à y attacher leur nom. Ainsi les grands projets sont finalement certes une grande œuvre collective mais incarnée politiquement. L’œuvre l’emporte sur l’utilité produite. Personne (ou presque) ne fait le procès des grands projets réalisés, sauf quand ils sont transformés en échec total. L'aéroport international Montréal-Mirabel, ou encore le pont de l'île Rousski sont alors des exemples. 




Prévisions, erreurs et conflits d’intérêt



Reste à savoir pourquoi, si souvent, les évaluations commanditées par les promoteurs se trompent.  Différencions pour commencer ce qui relève des perspectives générales, ce qui revient en transport à prendre en compte la croissance de la demande, et différents paramètres techniques comme le rendement énergétique des véhicules, leur technologie, leurs émissions de CO2, et ce qui concerne l’effet du projet.  Et considérons ensuite ce qui relève de l’importance et  l’évolution des coûts, aussi bien d’investissement que d’exploitation. Reconnaissons d’abord que toute prévision est nécessairement partiellement aléatoire, tout comme sa première nourriture, la prévision macro-économique à moyen terme et à fortiori à long terme. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’on ne peut pas réduire cette marge d’erreur. En effet, il est évident que certains modèles de prévision par trop mécanistes, trop peu analytiques et évacuant de nombreuses rétroactions, font la part belle aux tendances et aux ruptures attendues.

Admettons donc une part d’erreur presque inévitable. 

Mais pourquoi donc se trompe-t-on le plus souvent dans le même sens : en faveur du projet ? La réalité est qu’une évaluation de grands projets publics dépend trop souvent de ce que cherche à démontrer ou à prouver son promoteur. Les bureaux d’étude, ayant bien rarement tendance à décevoir leur client.   On aboutit donc le plus souvent à la démonstration souhaitée : le promoteur a vraiment un excellente idée ! Et malheureusement cette logique s’empare tout autant de projets purement publics,  en partenariat public-privé, ou en financement entièrement privé (Tunnel sous la Manche), pensant sans doute que la cessation de paiement ne condamne jamais l’ouvrage ni son usage. Quant aux  sous-traitants constructeurs, peu leur importe.  Et malheureusement, si les études a posteriori montrent régulièrement que la réalité est moins rose que prévue, les mêmes bureaux d’étude continuent à conforter leurs clients, et donc à sur-évaluer l’utilité des travaux publics.


La prédominance des illusions et la fin de la rationalité 


Mais il faut aller plus loin. Je me suis souvent demandé comment et pourquoi on était passé d’une rationalité objective apparente à un raisonnement mêlant avant tout des symboles et des croyances  (on ne construirait plus ainsi des infrastructures mais des temples !) ?  En réalité j’exagère à peine. On transforme les grands projets en symboles forts au point de faire passer au second plan, très accessoire, le raisonnement rationnel. On met du symbolique, du mythique et beaucoup de communication dans les projets. le modèle décisionnel - qui est aussi un mythe pour en pas y avoir mis les ingrédients qu’il faut - a échoué, ou ce qui est la même chose, n’a jamais pu triompher. Les logiques du PPBS américain et de la RCB française ont vécu !  Au XIXème siècle, on invoquait les grandes idées, des mythes parfois, certes, mais on en revenait toujours aux réalités concrètes, et au calcul, financier, technique et de trafic. La question centrale de l’évaluation faisait l’objet de débats théoriques et pratiques, que la fameuse note de Jules Dupuit sur l’utilité des travaux publics symbolise bien.  Nous avons reproduit ce débat en l’élargissant au détour des années 1980, jusqu’à ce que des règles soient édictées.  Sans illusion, et beaucoup d’esprit critique, mais espoir… Triomphe ? Que non ! La pratique montre que ça ne suffit pas. Pire que tout ça devient formel, inutile. 

On l’a dit la production d’une évaluation par ou pour le promoteur d’un projet ne garantit pas le minimum d’objectivité.  

On pourrait objecter que, quand même, on ne peut pas raconter n’importe quoi.  En réalité si ! 


Il ne suffit pas d’édicter des règles !


D’abord il faut avoir à l’esprit que les calculs économiques d’évaluation nous projettent dans un avenir nécessairement incertain, mais prennent en compte un mécanisme que l’on appelle l’actualisation. Autrement dit on prend en compte une préférence pour le présent majorée de la prise en compte du risque. Ceci revient à donner aux flux économiques éloignés de 20 ou 30 ans, une valeur assez faible.  En conséquence, si le taux de croissance de la demande avec projet est faible ou lointaine, on aura grand mal à dégager de beaux bénéfices actualisés en termes d’avantages directs pour les usagers, mais aussi en termes d’effets externes positifs. Ce qui pousse les promoteurs à l’optimisme des prévisions, avant même de considérer l’impact du projet. 

Reste l’impact du projet. Généralement, celui-ci est censé procurer un avantage. Ainsi le tunnel sous la Manche devait permettre de disposer d’une capacité fortement majorée et de coûts plus bas, ce qui tout aussi mécaniquement procure un avantage économique (et éventuellement écologique), grâce à un report de trafic.  A ce jeu combiné de ces deux phénomènes vient alors s’ajouter, ce qu’on appelle du trafic induit, autrement dit des nouveaux clients qui n’auraient pas existé sans le projet. C’est ainsi qu’avec ce tunnel  on avait anticipé un trafic à l’ouverture qui sera en pratique celui atteint … 15 ans plus tard. Avec le jeu de l’actualisation, l’affaire se trouve dès lors bien moins profitable et a nécessité un effacement massif de dettes. 

Pour le canal Main-Danube, on l’a dit, le trafic attendu n’a pas été au rendez-vous du tout.  Il résulte de tout cela que la réalisation d’un projet doit être rapide (on tendra à rétrécir les délais de construction prévus), sur un marché en croissance nettement supérieure au taux d’actualisation, ou alors ayant un effet majeur sur la répartition des trafics.  Cela fait beaucoup de conditions ! D’où des accommodements, soit avec les règles de calcul, soit avec les évaluations elles-même, mais aussi avec les prévisions de trafic et de coûts. 


Il vendent la rupture, seule justification possible.


On en arrive donc là aux caractéristiques intrinsèques du projet.  Il faut « vendre » l’idée d’une rupture significative qui seule peut en apparence justifier un bond en avant.  On utilisera les arguments classiques portant sur la capacité, la vitesse, la sécurité, les gabarits etc., pour justifier d’un changement des conditions de concurrence. C’est le discours qui est mis en avant par exemple pour justifier des liaisons inter-bassins pour le fluvial, ou des tunnels de base pour le ferroviaire dans les massifs montagneux. Sauf que l’on néglige généralement deux dimensions. La première concerne les réalités infrastructurelles en amont et en aval du projet, et la seconde les alternatives possibles aux projets. On vend alors plus un symbole qu’une réalité concrète, et on n’hésite pas à s’arranger avec la réalité… précisément sur les paramètres « techniques ».  Le projet est alors présenté - je parle ici des grands ou très grands projets - comme une rupture. Tout va changer. A vrai dire, le préjugé pourrait être favorable. Mais l’analyse devrait inciter à la prudence. En fait, l’impact d’une rupture est extrêmement difficile à évaluer à court comme à plus long terme. Dans l’histoire celles-ci furent tout à la fois le fait d’infrastructures isolées, que celles liées à l’émergence d’un nouveau système, d’une nouvelle technologie. Proposer de développer le chemin de fer vers 1830, et en faire un instrument de croissance industrielle pouvait être une vision, un rêve, plus difficilement une prévision cohérente, ou rationnelle. La révolution des revêtements routiers (procédé Mac Adam), ou celle des moteurs à explosion relève tout autant d’un saut vers l’inconnu. L’expérience du rail a montré que l’intuition peut être bonne, mais les résultats économiques et sociaux moins reluisants. Du moins en termes de résultats des compagnies et d’importance des concours publics. Ce qui n’enlève d’ailleurs rien à l’apport du chemin de fer au développement économique, mais mérite une investigation plus poussée, moins globalisante. La Nasa, par exemple, s’est interrogée sur cet apport, pour s’en servir de point d’appui pour justifier l’investissement dans la conquête spatiale. De nombreux chercheurs se sont emparés de la question et alimenté les calculs de ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire contre-factuelle. 


Voir plus loin que le bout de son nez


L’idée est simple : « que se serait-il passé sans chemin de fer ? ».  L’objectif est de proposer une évaluation du « surplus économique » généré par le rail, c’est à dire l’innovation (ou l’investissement). Je vous rassure, le résultat est positif… mais sensiblement moins qu’on ne le pense. Mais si Michel Chevalier pensait déjà « système » en 1832 (en se trompant, bien entendu, sur les perspectives à long terme), les promoteurs, eux, ne pouvaient que solliciter la réalisation de projets bien plus modestes. Nous en sommes donc réduits au même problème. Evaluer un projet dans un contexte futur imaginable.  Or ce qui pèche généralement c’est que ce contexte est précisément non pris en compte, ou du moins fort mal. On suppose donc la rupture vertueuse, puissante, efficace. L’examen des mega-projets comme Lyon-Turin Ferroviaire est de ce point de vue révélateur. Lorsqu’on examine l’ensemble du corridor européen a milieu duquel il se situe, on est frappé de voir à quel point ce projet de 25 milliards d’€ se situe sur un axe hétérogène, inégal, qui pénalisera l’emblée la visée continentale du projet. Les liaisons inter-bassins nous « vendent » un gabarit généreux… mais en réalité ridiculement petit par rapport à celui des grands fleuves et de leurs embouchures.  Ces handicaps sont bien entendus ravageurs pour les perspectives réelles de gain de trafic.  On l’a déjà rappelé, mais le super canal Main-Danube n’a rien apporté. Ni report, ni induction.  A vrai dire ce double échec est dramatique, révélateur.  On pourrait même dire que c’est la représentation du monde qu’on les promoteurs et leurs bureaux d’étude qui est ici en cause.   Naïve ou trompeuse ? En examinant en effet le détail (Ah ! les détails !) des prévisions de trafic du tunnel sous la Manche, j’ai trouvé des trafics « reportés » totalement improbables, comme ces conteneurs maritimes venant de Zeebruges empruntant le tunnel vers Londres, ou, pour le projet de canal Saône-Rhin des trafics entre la Scandinavie et la péninsule ibérique. On ratisse ici bien large, sans justification sérieuse. Erreur technique, incompétence, manipulation… on ne sait. C’est comme cette obstination à prétendre que des flux entre Barcelone ou Valence et Gènes prendront préférentiellement le chemin de fer via le Fréjus (nouveau !), plutôt qu’un navire RoRo moins cher. Même si cela était possible, encore faudrait-il l’expliquer, le justifier ! 


La réflexion politique sur les transports passe à la trappe 


Bref, cette façon de faire conduit globalement à une surestimation de l’impact des projets, dans un contexte de sous-estimation des coûts et des délais, et « valorise » donc excessivement l’utilité des investissements. La dérive - coupable ou non - aboutit hélas à une minimisation corrélative dans la conception même des politiques. Puisqu’il suffit de mettre en œuvre des mega-projets au rendement annoncé impressionnant, la réflexion sur les politiques concrètes passe à la trappe.  Exit le monde réel. La réflexion, est ainsi confisquée, tout comme la décision.  Et on se contentera de l’arme la plus commode qui soit. La politique fiscale et le discours moral. L’émotion l’emporte alors sur toute analyse objective. On taxe les méchants, stigmatise les déviants et loue les milliards déversés sur des projets symboliques. 


On pourra objecter, à juste titre, que l’administration peut disposer de l’antidote à cette dérive où se mêlent des manipulations et des illusions. Je veux parler ici des services d’étude, horizontaux et suffisamment distants des directions « verticales » et des promoteurs, pour avoir un point de vue exempt de conflits d’intérêt.  Hélas les réformes successives de l’administration ont aboutit non seulement à la dilution, mais à une baisse significative de l’ampleur, de la liberté, et du rayonnement de ces structures, jusqu’à les supprimer à peu près complètement. or sans intelligence, sans études, sans approfondissement, il est difficile de contrer les arguments strictement subjectifs ou simplement d’instiller le doute dans l’esprit des « décideurs » politiques. Il n’y a plus d’analyse globale, de lien cohérent entre études de projets et politique des transports. Et tout ceci se trouve amplifié par la perte de compétence et d’expérience découlant des réformes successives de l’administration chargée des transports à coup de regroupements, de diminutions d’effectifs, et de complication hiérarchique. 

De même, il n’y a plus vraiment de dispositif d’observation et de prévision qui ouvre largement des questions, mais plus souvent des outils, faussement neutres, d’apologie de la politique officielle, ou d’illustration de ses mérites. La perte est lourde. D’autant que l’information du public et des média passe en grande partie par ce qu’élaborent, construisent ou recueillent les structures traitant des données dans l’administration. Le dépérissement relatif de l’appareil statistique, et le recul des travaux d’observation, de même que celui des travaux d’évaluation, débouche sur une information moins large, moins critique, plus proche de la « communication ». Et ceci revient bien aussi à une confiscation, celle de la matière grise nécessaire à la construction d’un raisonnement rationnel. 


P.S. Avril 2021


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