Les politiques de transport de fret sont-elles impossibles ?
Où comment les politiques de transport de marchandises sont devenues impossibles
par Patrice Salini
Je me souviens d’un responsable d’une institution internationale des transports, nous dire lors d’un congrès quelque chose comme cela : « Si on double la part de marché du combiné rail-route en Europe, on n’aura fait qu’absorber la croissance des transports routiers en un an ». L’image se voulait forte. Elle voulait montrer que la course à l’augmentation de la part modale du rail demandait plus qu’une gentille politique vaguement incitatrice.
Ça marche, et ça ne marche plus..
Nous en avions pris la mesure au début des années 1980 avec le 9ème Plan en France en privilégiant des investissements dans des terminaux et une réforme des tarifs, plutôt que subventionner l’exploitation de lignes déficitaires. Et nous avons alors obtenu un doublement assez rapide du rail-route, mais c’était insuffisant.
On sentait bien que nous allions butter sur une réalité : la SNCF d’alors n’y croyait pas - pas rentable, disait-elle - elle n’avait pas de politique de groupe, et on s’arcboutait sur des distinctions formelles (marché routier, marché chargeurs, marché maritime..). L’opérateur ferroviaire se sentait coincé entre deux rôles : celui de transporteur et celui de tractionnaire.
Quelques années plus tard, après des hauts et des bas, l’absence de stratégie offensive, les retards d’entretien et l’explosion des trafics suburbains de voyageurs allaient faire chuter la qualité du combiné, et fuir les clients. On sait ce qu’il advint du Novatrans d’alors et de la CNC. Une première époque se terminait quand, parallèlement, peu après, la SNCF abandonnait le projet Commutor et un peu plus tard, misait curieusement sur le système Modalohr et le transport de semi-remorques avec ce qui deviendra VIIA.
Malheureusement, ces évolutions qui coïncidaient avec de valses hésitations stratégiques de la SNCF, cohabitaient avec des discours irréalistes de reconquête des deux époques du Ministère « Gayssot » et du Grenelle de l’environnement. On devait tout révolutionner, et ce fut tout l’inverse qui arriva. Il ne suffit pas de dire ce dont on rêve… !
L’ère des rapports sans suite…
J’oubliais… pendant ces 40 années, on a eu droit à un nombre significatif de rapports, aussi bien en France qu’en Europe, qui tentaient d’expliquer comment développer le transport combiné, sans que grand chose ne se passe sur le terrain chez nous. Le combiné se heurtait finalement à un obstacle majeur : on ne savait pas ou ne voulait pas décliner la bonne recette pour permettre au transport de fret par rail - et donc au combiné - d’être tout simplement compétitif, en quantité, en qualité, en prix, et naturellement en fréquence, dans une partie de l’espace de l’Union Europèenne. Un signe en France, regardez la description des terminaux de transport combiné, comptez les voies, leur longueur (!), examinez la qualité des accès routiers et ferroviaires, on voit clairement que ce qui est présenté comme une priorité ne l’était pas vraiment.
Nos partenaires cependant firent souvent mieux que nous, essentiellement en investissant, quand nous nous concentrions pour l’essentiel sur le réseau TGV.
Il nous sautait aux yeux que l’on ne savait pas, finalement, être tout simplement adaptés à la demande, et disposer du « modèle productif » le permettant, et enfin dépasser (!) les disparités techniques et administratives entre réseaux ou portions de réseaux (les réseaux nationaux ne sont pas toujours homogènes). Mais, ce qui est plus grave on n’a pas pris la mesure de la nécessité de gagner en productivité et en commodité.
Des obstacles négligés
Ne pouvant faire le premier pas - qui concernait par nécessité le réseau et sa gestion - on ne pensait même pas à l’évolution de l’exploitation de ce réseau, c’est à dire à l’outil ferroviaire.
Comprenez bien, avec de telles disparités techniques, de gabarit, électriques, de systèmes de contrôle commande, d’écartement de voies, de longueur de trains, de signalisation, et de règlements, penser à révolutionner le système était un rêve fou, comme interdit ! D’autant que le « concept » de train de fret n’avait pas bien changé depuis un siècle. Une locomotive, des wagons attelés manuellement, des triages… dans un univers hétérogène, et condamnés à laisser la place aux voyageurs. Et le combiné était condamné au saut de nuit à très longue distance, et naquit une mobilisation de la seule SNCF et des CFL pour une technique plus onéreuse : Modalhor. Les parcours des trains de fret qui représentaient près des 3/4 des parcours de trains de voyageurs en 1980, n’en représentent aujourd’hui désormais que 17 %. La messe est alors dite. La course est mal, très mal engagée.
Des objectifs incompris donc impossibles
Or, les injonctions relatives à la transition écologique et énergétique prônent inlassablement l’essor, que dis-je l’essor, une explosion du fret ferroviaire, dans des conditions compliquées. Les ordres de grandeur sont en effet régulièrement méconnus. Après les annonces sans effet des années 2000, on parle en désormais de tripler la part française du rail (9*3=27 %). Ce qui revient, à trafic global constant (!), de passer 32 à plus de 95 milliards de tonnes.km transportées par rail. Donc aller en chercher plus de 60, avec un système qui peine (!) à acheminer le trafic actuel de 32. Dans n’importe quel autre monde, les exploitants diraient « c’est impossible… sans révolution ! ». Or, grâce à une alchimie curieuse, les raisonnements pragmatiques ou élémentaires ne fonctionnent plus. On ne sait plus dire : « bon, mais alors comment peut-on faire ? ». On se contente de dire qu’il le faut !! Ce qui a le gros avantage de ne pas bousculer les certitudes ou de provoquer de profondes réflexions dans le monde des politiques. Eux aussi, eux surtout disent « il faut », parce qu’ils y croient (peut-être) !
On croit, parce que c’est simple.
Démontre-t-on seulement qu’on peut commencer à le faire ? Non ! Curieusement, on ne s’intéresse qu’aux lendemains heureux de quelques rares lignes créées par appels d’offre, et donc promises à des aides. Pas à répondre aux timides demandes des opérateurs. Mais ils y croient, ou font mine de le faire !
Ignorance
Or, ils ignorent ou oublient aussi que sur les près de 300 milliards de tonnes.km routières, près de 125 sont le fait de poids lourds étrangers (international + transit + cabotage). Il faudrait donc très largement aller capter les flux à l’extérieur. Quant aux flux qui restent, (autour de 170 milliards de tonnes.km sous pavillon national, essentiellement en transport intérieur), plus de la moitié sont inaccessibles (trop faible distance, flux non massifiables).
Ce qui n’empêche que face à ce défi colossal on ne propose que de la bonne volonté, des taxes supplémentaires, et des grands travaux dont l’effet sera marginal, .. sauf pour les finances publiques (Lyon-Turin ferroviaire, Seine Nord, …).
Quant aux questions techniques, à la coopération européenne… c’est manifestement trop compliqué, donc on n’en parle pas. Or Il faudra bien redescendre sur terre !
Des illusions à la réalité
Il est de notre devoir de dire clairement que l’on nous berce d’illusions - au mieux - et qu’on se trompe (ou nous trompe) lourdement (ce qui serait finalement encore pire).
Au niveau européen, il faut à la fois faire une révolution dans l’exploitation des trains de fret, et standardiser le réseau, faute de quoi, il faudrait dédier un réseau au seul fret… Dans les deux cas, cela prendra certes du temps, mais nous changera des annonces ridicules à chaque fois qu’on crée ou supprime un train. (un train, pas une ligne !). Ou bien nous sommes capables de faire rouler des trains de fret « comme des trains de voyageurs », ou bien nous séparons les circulations des uns et des autres par des réseaux dédiés… {L’idée avait émergé de travaux de recherche européens il y a quelques années (début des années 2000), qui préconisaient des réseaux au moins partiellement dédiés, et surtout de la standardisation (gabarits, normes, management, formation, etc..). Un réseau de l’ordre de 38 000 km au sein de l’UE pouvant acheminer plus de 60 % du trafic.}
Mais d’autres illusions existent. L’une des plus flagrantes est celle qu’il existerait un marché des transports de marchandises largement homogène, au moins à moyenne et longue distance, au sein duquel les modes de transports se livreraient une concurrence essentiellement par les prix.
A cette vision s’ajoute une seconde illusion, celle d’une concurrence faussée en raison d’une tarification des infrastructures défavorable au rail. En fait, ces deux idées sont effectivement très largement fausses.
En effet, si il existe bien sur certains marchés une concurrence possible par les prix, celle-ci est d’abord une concurrence par l’offre et le service. Or l’essentiel du marché ne met en concurrence que le transport routier avec lui-même. C’est que le rail ou la voie d’eau doivent dans une large mesure offrir un service multimodal pour venir concurrencer la route. D’où d’ailleurs l’intérêt du transport combiné rail route : c’est fait pour ça.
Or, pour ce faire, il faudra jouer sur une massification, ou si l’on préfère le groupage ou la consolidation d’une bonne trentaine d’équivalents poids-lourds entre deux terminaux efficaces (c’est à dire ayant des coûts de manutentions des conteneurs, caisses mobiles ou semi-remorques non dissuasifs). Notre handicap en matière de productivité en Europe est important par rapport à des contrées comme les Etats Unis, dont les trains sont bien plus longs et transportent, plus loin, des conteneurs sur deux niveaux.
L’autre alternative c’est le transport d’embranchement à embranchement de trains entiers, où à tout le moins de wagons nombreux supportant alors le surcoût des triages et des tractions supplémentaires.
La consolidation en question est, en matière ferroviaire, depuis la disparition de la messagerie, une affaire d’unités de transport représentant de 17 à 34 palettes, ou pour voir les choses autrement d’unités transportant de 10 à 30 tonnes, l’idéal étant d’obtenir des trains entiers. D’où la notion de transport massifié.
Or le système ferroviaire ne tire pas grand chose de cette massification. Certes il compose des trains… mais trop peu par terminal (pour faire baisser les coûts unitaires) sur des trains ayant de faibles rotations, des marches parfois trop lentes, et sur des créneaux horaires trop rares ou peu commodes. De fait le débit maximal observé pour le fret sur les grands axes demeure faible, largement en deçà des débits autoroutiers. Dans ces conditions, on conçoit bien que l’influence des prix n’est pas souvent déterminante, et a des limites évidentes : la productivité est trop faible. Sans offre, le prix n’influence personne, et sans coûts compétitifs, il faut massivement subventionner. Ce qu’on fait déjà assez largement à travers les péages d’infrastructures. Le rail, ne paie pas ou très peu son infrastructure (péages), et il bénéficie d’un gazole détaxé, De son côté la route supporte des taxes et péages qui, au moins sur les grands itinéraires autoroutiers concédés, « sur-couvrent » les charges d’infrastructure et les coûts externes.
En réalité le procès que l’on peut faire aux routiers c’est de ne pas couvrir leurs coûts d’infrastructure et de congestion, précisément là où il n’y a aucune concurrence ferroviaire ou si peu. Mauvais procès donc.
Le problème c’est qu’on propage tout à la fois ces représentations fausses du marché. Le grand paradoxe est qu’en conséquence on veut miser sur une taxation, là où elle serait la moins « juste », et que cette taxation est globalement d’un effet mineur (l’exemple allemand l’a montré). Reconnaissons pour autant qu’il est bien plus simple de taxer que de savoir comment modifier concrètement les parts modales.
Des politiques « nécessairement » inefficaces aux mirages des grands travaux
Comment ne pas se dire que, décidément, la complexité de l’économie des transports et l’action des lobbies et propagandistes, conduisent à des politiques « nécessairement » inefficaces.
Mais il y a pire. Il existe en effet une dérive que l’on peut facilement comprendre. Celle qui consiste, face à un problème compliqué demandant une réponse complexe, à « croire » en l’apport miraculeux de grands projets d’infrastructure.
C’est ainsi que, les politiques s’engouffrent un peu partout, dans la défense acharnée de grandes infrastructures nouvelles, réponse symbolique à une demande sociale, mais rarement strictement adaptée à la résolution du problème posé. L’exemple des Réseaux TransEuropéens est de ce point de vue révélateur. Alors que de grands axes internationaux sont totalement hétérogènes (gabarits, longueur de trains, sytème de contrôle commande, règlementations, tension électrique…) on feint de croire qu’une infrastructure de quelques milliards (ou dizaines !) va magiquement tout régler au point de se focaliser avant tout dessus. Ainsi en est-il par exemple de la liaison « Lyon-Turin Ferroviaire).. Mais qu’on considère ou non tel ou tel projet comme « utile », et non négatif pour l’environnement, il reste qu’ils fascinent littéralement nombre d’élus, convaincus sans doute par la dimension symbolique des projets (traits d’union), mais aussi par les retombées positives attendues des travaux, et à plus long terme des promesses de croissance.
Cette dimension supplémentaire que j’ai appelée « l’ivresse des grands projets », parachève le socle d’illusions qui rapidement s’empare des élus ou candidats. Les choses simples appelant des réponses simples : des taxes, et des grands projets suffiront à leur bonheur. Tout cela dans un contexte ou se mêlent le manque de travail technique, et les croyances. Un cocktail d’émotions fait donc office de logiciel ; on y mêle de la morale facile, des illuminations et de fortes convictions erronées. On ne réfléchit plus aux solutions concrètes.
Tout ceci pourrait être caricatural, mais hélas ne l’est pas. Et s’y ajoutent toutes les dérives politiques possibles, et les menaces de la corruption. Dérives ? Celles des combinaisons qui empêchent certains de livrer leur point de vue de peur de perdre les prochains scrutins ou de faire voler en éclat des alliances majoritaires. Menaces de corruption ? Celles qui découlent naturellement du « ruissellement » que peut favoriser la réalisation de grands travaux.
Tout ceci est aussi le résultat de notre système institutionnel et politique qui est de moins en moins structuré par l’activité de partis structurés, et qui donc ne jouent plus leur rôle dans la construction des programmes et la réflexion collective.
Ceci n’est pas secondaire, et, je crois est même essentiel, tant l’élaboration collective permet d’explorer et d’approfondir les politiques publiques.
Restent les slogans…
Au final, nous obtenons des politiques inefficaces, coûteuses et injustes, et nous sommes baignés d’une culture ambiante bien loin des réalités économiques et sociales. Un rideau de fumée !
P.S. 28 mai 2021