Continuité territoriale maritime #Corse Il est temps de devenir pragmatiques

 Continuité territoriale maritime Corse


Il est temps de devenir pragmatiques


Nous avons du mal, plus sans doute que d’autres peuples, à comprendre et à admettre l’état de droit européen et français. Notre héritage français  jacobin nous empêche de comprendre et d’admettre ce mélange de hiérarchie du droit (de l’Union à la commune), et de subsidiarité et de répartition de compétences. Il faut dire que notre organisation institutionnelle non aboutie contribue au flou apparent. Au surplus nous avons du mal à admettre tous la séparation des pouvoirs, et, dans un cadre de droit défini, le pouvoir autonome des juges. Bref, il semble difficile d’admettre la primauté de l’Etat de droit. D’où cette idée et cette pratique trop courante, y compris de la part de l’Etat français,  de chercher à freiner l’inéluctable application d’un règlement européen. Il reste que le système politico-institutionnel complexe dans lequel nous vivons, crée des frictions, des litiges, et parfois des incompréhensions. Et c’est sans compter la vie propre des différents acteurs institutionnels. Union Européenne, Etats, Collectivités territoriales changent de représentations, d’exécutifs, de politiques, font évoluer les règles de droit, et la vie judiciaire affine sa jurisprudence.

Respect du droit et de l’état de droit

Or, l’un des principes d’équilibre nécessaire à la cohésion interne de ce système complexe repose sur le respect de l’Etat de droit, le respect des compétences des autres et d’assumer ses responsabilités à travers ce qu’on appelle la continuité de l’Etat. Si elle n’est pas rapportée, une décision s’impose à celui qui la prend, mais aussi à ses successeurs. C’est ainsi que nous sommes tous des « héritiers », et qu’on échappe à l’arbitraire.   Sans le respect de ces principes, il n’y a plus de cohésion, de sécurité et de vie collective en paix. Plus de démocratie.  Nos grands codes (civil, pénal… jusqu’à celui des transports) s’imposent à nous sans discontinuité. La Loi et la jurisprudence ne peuvent évoluer sans décision explicite et conforme au droit. 

Pourquoi donc la question de la continuité territoriale maritime de la Corse aboutit-elle à ce petit rappel ? 

Tout d’abord parce que, formellement, s’impose à nous le règlement 3577/92 sur le cabotage maritime européen applicable en 1993… et en pratique en 1999 pour nous et d’autres pays méditerranéens. Ces trois dates sont importantes. Les règles du jeux - adoptées et juridiquement légitimes - étaient donc parfaitement connues dès le début des années 90, et applicables spécifiquement à nous et par nous, à la charnière des années 1990 et 2000 (plus tard ensuite pour la Croatie). 

L’impréparation coupable 

Il est donc inexplicable et inexcusable que, obtenant ce report significatif, nous ne nous soyons pas préparés, ce que constatait d’ailleurs le rapport « Pagès » sur la SNCM publié en 1997, 2 ans avant l’échéance. Pas préparés, en danger, inactifs…ou plutôt « corps mort » ? 

Assez vite, la question du cabotage maritime allait devenir en France essentiellement celui de la desserte de la Corse et de la continuité territoriale.  Cela allait prendre des formes politiques singulièrement marquées par le refus du droit européen par les uns et la sauvegarde de la SNCM, et des objectifs politiques spécifiques pour les autres (compagnie régionale, corsisation des emploi, etc). Or la sortie du « droit ancien » - celui qui découlait de la « réinvention » du concept de continuité territoriale et la créations symbolique de la SNCM après les évènements d’Aleria sous Giscard, - s’est accompagnée d’un transfert effectif des compétences à la Collectivité de Corse, et de la privatisation puis de la liquidation de la SNCM.


Hésitations, privatisation loupée, et libertés prises avec le droit

Même si cette transition ne s’est pas faite en un jour, ni sans crises et conflits, tout indique que l’Etat et la Collectivité de Corse ne sont pas restés dans le cadre strict de leurs compétences, et que tout a été fait - in fine par la Collectivité de Corse - pour que la première DSP corse prenne des libertés avec la loi européenne afin d’assurer un revenu garanti à la SNCM privatisée, satisfaisant ainsi l’Etat et donc l’actionnaire d’alors, Butler. Cette infraction manifeste au droit a tellement été assumée que tout a été fait pour ne pas être condamné pour cette aide illégale, puis pour ne pas la faire rembourser, et bien plus tard pour ne pas indemniser la compagnie ainsi lésée. Or cette aide « d’Etat », contrairement aux aides également illégales relatives à la privatisation de la SNCM, a bien été accordée par la Collectivité Corse… j’allais dire hélas. 

Le contexte politique a beau avoir été ce qu’il fut, en droit les choses sont hélas fort claires.. et le drame est que, depuis cette première DSP maritime Corse, la posture de l’Etat  (qui a même voulu un temps préconiser une extension du champ de la DSP…injustifiable en droit européen) et de la Collectivité n’ont jamais été de favoriser le respect du droit européen, ni d’engager une transition, mais bien de ne rien faire pour arrêter le flot des recours et éviter leurs conséquences prévisibles. On pourrait parler d’acharnement à ne pas appliquer la loi, et en cas de condamnation, au bout de tous les recours, à ne pas exécuter loyalement les décisions de justice. Les raisons en sont sans doute multiples, entre incompréhension, posture idéologique, géo-politique, hiérarchie des objectifs, etc. 

Au bout de ce processus, l’épisode actuel relatif au versement de l’indemnité à la Corsica Ferries est une caricature sur le thème « ça n’est pas moi, c’est l’autre », là où la responsabilité politique est bien entendu partagée, et la responsabilité juridique parfaitement établie.  

L’Obstination, des recours à l’inaction

Mais il y a plus grave. Alors même que la France était condamnée à récupérer les aides illégales versées à la SNCM (privatisation et service complémentaire de la DSP de 2007) l’Etat a tout fait pour ne pas s’exécuter, d’abord et sans résultat par voie judiciaire, puis de fait par son inaction. Le summum fût ensuite de tâcher, lors de la disparition de la SNCM, de s’assurer de la « discontinuité » dans la continuité. Les choses étaient explicites dans un jugement du tribunal de commerce de Marseille en 2015 entre l’entreprise et celle de son repreneur… tout en s’assurant de ce que la nouvelle entité se retrouve effectivement chargée de la mise en oeuvre de la DSP en cours par la voie d’une subdélégation. 

Extrait du jugement rôle n° 2015L01751

Les prévisions figurant au dossier du repreneur étaient optimistes et fondées sur l’offre « DSP » et tenaient compte d’un report du trafic détenu par les transports Rocca sur la nouvelle entité. 


Une première belle facture d’un époque révolue 

L’affaire était ainsi conclue avec une ardoise de près d’1/2 milliard d’effacée ce qui manifestement lésait clairement la Collectivité de Corse à concurrence d’environ la moitié. Il faut souligner ici qu’à la barre du Tribunal de Commerce l’Office des transports de la Corse a déclaré en 2015 « ne pas être opposé à la subdélégation », les actionnaires abandonnant par ailleurs une créance de 160 millions € et finançant le plan social à hauteur de 85 millions €. 

Rappelons ici que le prix de cession retenu en novembre était de 3,7 millions €  (jugement de novembre 2015)  plus 5,2 millions de charges augmentatives de prix pour des actifs estimés à 220 millions € environ.

L’affaire n’est donc pas « anodine » par ses enjeux financiers et par ses conséquences. Le seul bénéficiaire direct, dans cette affaire, fût Butler qui a fait 60 millions € de plus-value.

Toujours est-il que le « passif » - les créances publiques sur la SNCM - pèsera lourd pour la Corse par la suite. 


La question de la responsabilité déjà posée en 2013

La première DSP « corsisée » intervient dans ce contexte singulier. On l’a vu, elle devait permettre à la SNCM ou à au successeur de survivre. Quelques phrases du rapport rendu à l’Assemblée Nationale par Paul Giacobbi en décembre 2013 m’avaient marquées. Près de 9 ans après on peut en mesurer les conséquences : 

« Paul Giacobbi : « Je suis dans une situation impossible, je vous laisse juges : si je recouvre comme la loi m’y oblige, je serais accusé de précipiter la faillite de la SNCM, mais si je ne recouvre pas, l’Union européenne va condamner la France – la procédure de manquement est ouverte – et ce sera à la collectivité de payer la pénalité. »

François Pupponi : « Cette gabegie financière est proprement surréaliste. Comment perdre autant d’argent public et aboutir à un tel échec économique et industriel ? »

Gilles Savary : « Mieux vaut ne pas faire de commission d’enquête si c’est pour trouver des choses monstrueuses et dire qu’elles ne le sont pas, pour conclure que l’État est incapable mais qu’il n’est pas responsable. »

La « magie » de la continuité dans la « discontinuité » fera le reste de la besogne.

Mais la période est également le témoignage d’un certain désordre à la Commission européenne - qui a modifie finalement son analyse des dossiers, ce qui pourrait laisser entendre qu’en l’absence de recours rien ne se serait passé en ce qui concerne le service complémentaire. Paul Giacobbi comme Villepin se plaindront de cette « insécurité juridique ». 

L’apprentissage absent des pouvoirs publics et des élus

On pouvait estimer - pour l’Etat comme pour la collectivité corse -  que cet épisode où les compétences furent largement entremêlées, les responsabilités politiques équivoques, et finalement partagées, serviraient de leçon.  A tout le moins en 2013 - bien que des appels et des recours soient diligentés, la philosophie européenne semblait commencer à se stabiliser. Il était désormais clair que le « besoin de service public » devait prendre en compte l’évolution radicale du marché, significative depuis 2000, et que les procédures ne devaient pas assurer à « tout coup » la DSP au consortium conclu entre la SNCM ou son successeur et la Méridionale. La Commission, et semble-t-il le Tribunal de l’UE et la Cour de Justice, étant de plus en plus rigoureux sur ce qui pourrait constituer une « aide illégale », ou une pratique discriminatoire. 

Or, si l’épisode de la fin de la SNCM et de la première DSP Corse allait entraîner en 2021 l’obligation d’indemniser la Corsica Ferries, la suite des évènements, cette fois-ci sous la seule responsabilité de l’Assemblée et de l’exécutif corses, allait être marqué par une succession de procédures ayant pour origine soit la gestion de l’appel d’offre de la collectivité elle-même, soit la définition même du « besoin de service public ». Et, à ce jour ça n’est pas moins de 6 procédures et enquêtes qui demeurent pendantes. Bien que de nature différentes, toutes, peuvent aboutir à des condamnations pour aide illégale, et dans ce cas ouvrir droit à d’éventuelles indemnisations.  Autrement dit on risque dès lors de voir la collectivité devoir réclamer le remboursement des aides illégales éventuelles, et indemniser la Corsica Ferries.  Ce qui, mécaniquement, poserait un problème vital aux compagnies délégataires.  D’où l’appel de l'Union Maritime et Fluviale de Marseille-Fos (UMF) demandant à la France « une position de fermeté auprès de Bruxelles concernant la DSP, seul moyen d’assurer un socle juridique et social stable aux compagnies ». Ce qui est très largement hors sujet et inopérant, voire à bien des égards dangereux.

En effet, cet appel est à la fois révélateur de l’importance historique prise par Marseille dans la gestion de la continuité territoriale - ne serait-ce qu’en considération des emplois « marseillais » concernés, et d’une analyse partielle de la question juridique, économique et sociale. On peut penser que la défense réclamée « auprès de Bruxelles » concerne l’enquête en cours de la Commission et non pas les 5 autres procédures qui elles ne relèvent pas strictement du « politique ». Il est aussi symptomatique de l’absence de prise en compte des risques réels d’une position qui serait en contradiction majeure avec le droit et la jurisprudence européennes. 

En sortir 

Du coup, cette posture, comme l’absence de prise en compte des dangers du maintien des positions actuelles tant de la collectivité territoriale que des acteurs (UMF, compagnies délégataires), constitue un risque économique et social conséquent. Une situation qui devrait impliquer la prise en compte immédiate du droit européen et de son interprétation « dominante », et la recherche, par le dialogue, de solutions durables et assurant une stabilité et une sécurité juridique. Il est bien clair que c’est dans la concertation qu’on sortira d’une situation de crise devenue conflictuelle.

Or cette voie n’est pas impossible à définir, chacun ayant intérêt à ne pas se résigner à prolonger une situation qui risque de coûter de plus en plus cher. L’alternative en forme de crise permanente et de conflits de moins en moins larvés est en revanche toujours probable mais fantastiquement risquée pour la Corse. Soyons pragmatiques, donc. 


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