Politiques publiques : l’effet du désarmement

Le site autrementautrement.com, vient de publier un entretien avec Francis Rol-Tanguy sous le titre  : « L’État actionnaire doit retrouver une parole stratégique et technique ». (à lire !!)

Il nous paraissait important de signaler ce témoignage de ce qu’on a coutume d’appeler un haut-fonctionnaire, dont la culture, les convictions et l’expérience politique et professionnelle, l’ont amené à occuper des postes importants, mais aussi et surtout d’œuvrer directement auprès de plusieurs ministres. A ce titre il s’agit un peu plus d’un témoignage, mais logiquement d’une analyse, finalement sévère, des rapports entre l’Etat et le secteur public.

Il nous a donc paru utile d’y revenir, Christian Reynaud et moi.

 

Patrice, un avis général sur cet entretien ? 

D’une manière générale je partage largement le constat de Francis Rol-Tanguy, en ce qu’il met en cause le désarmement technique et stratégique de l’administration – et singulièrement de l’énergie et des transports -.  

Chacun pour décrire ce mécanisme part de son expérience, et Francis, en mettant en exergue ce qui s’est joué autour de la création de l’agence des participations de l’Etat, met le doigt sur l’une des dernieres transformations majeures dans la conception même de la gestion du secteur public. Financiarisation, recul de l’expertise et de l’analyse stratégique, en sont les symboles. En réalité cela vient prolonger la disparition du Plan,  du Fonds de Développement Economique et Social, la suppression des instances spécifiques de concertation et d’analyse du secteur (Conseil National des Transports, Commission des Comptes des Transports..), de l’Observatoire Economique et Statistique des Transports, auquel on pourrait ajouter la dilution de l’inspection du travail spécifique au secteur etc.. Ce qui s’est passé est de l’ordre effectivement de la disparition de la « parole experte » au sein du ministère des transports ou de l’énergie comme le dit Francis. Mais pour être honnête, ce désarmement est  très antérieur à 2004, et ne résulte pas uniquement de conceptions politiques abstraites, mais de combats internes aux organisations (administrations, entreprises publiques), et entre organisation, débouchant sur une double régression majeure des capacités de réflexion stratégique (et prospective) et de connaissance (expertise, maîtrise des données). 

Un des signes de cette évolution réside par exemple dans le fait que, l’Autorité de Régulation des Transports, se soit mise à considérer que sa mission consistait aussi à produire des analyses et à diffuser des données… Il s’agit bien de combler un manque du « service statistique ministériel » et de ce qui reste du service d’étude. 

On peut penser que l’organisation rationnelle de l’action publique n’est plus vraiment à l’ordre du jour. 

 

Christian ? 

Le rôle de l’Etat actionnaire, par le biais la participation de ses représentants au sein de Conseil d’Administration dans la marche des entreprises, et dans la définition de stratégie de long terme est quand même une question essentielle, sur laquelle repose le sens même du rôle participatif de l’Etat.

Or cette question est rarement abordée alors qu’elle est d’autant plus importante que les secteurs concernés au premier chef sont l’énergie, le transport représentant une part majeure de la politique environnementale, comme le rappelle Françis Rol Tanguy.

On ne peut donc être que très inquiet sur la définition et la mise en place d’une stratégie d’Etat sur des secteurs aussi importants lorsque qu’on lit cet article. Il est percutant, pointe directement la question des compétences techniques des représentants de l’Etat, rappelle des conflits entre l’Etat actionnaire et le management des entreprises qui ne peuvent alors se résoudre de manière satisfaisante pour l’avenir des entreprises concernées. Il donne des exemples précis que l’auteur a eu directement à connaître. La création de l’APE n’a pas simplifié les choses, donnant une primauté au financier et ne facilitant pas la clarification d’options stratégiques techniques déterminantes.

On ne peut alors qu’être très surpris que des sujets politiques de cette importance ne soient pas plus débattus dans les enceintes politiques et dans des cercles d’experts du transport et de l’environnement.

Mais comme le souligne Patrice ce recul de compétence dans des secteurs stratégiques au sein de la Fonction Publique, qui devrait fournir la majeure partie des représentants de l’Etat est antérieur à 2004, du moins pour le secteur des transports et un peu plus tard pour le nucléaire où le  dernier rempart est  l’Autorité de Sûreté du Nucléaire, ce qui ne suffit pas pour définir une stratégie d’avenir, et donc aussi pour assurer une protection à terme que l’on est en droit d’attendre si ce choix s’impose.

En matière de transport en effet nous avons régulièrement rappelé dans ce blog que la réflexion stratégique du dispositif d’Etat, a beaucoup perdu depuis le début de années 90, avec l’affaiblissement de tout le dispositif de planification, et avec lui de tout le dispositif d’observation d’analyse et d’évaluation du transport, dont l’OEST était une composante majeure. Pas plus que pour l’Energie, l’Europe n’a pas été un substitut dans la planification du transport, et ce d’autant plus que la libéralisation devenait le maître mot, la planification devenant un terme banni. Aujourd’hui, au moment où il faut bien le remettre sur le devant de la scène, face aux défis de long terme qui s’accumulent, force est de constater que des pans entiers de connaissance statistiques du marché des transports ont disparus, que des projections de besoins en termes de PK ou TK ne sont même plus réalisés. Seules des expressions vagues de doublement ou réductions en pourcentage sont formulées, sans véritablement prêter à conséquence. Tout un travail quantitatif de projections de référence est négligé sous prétexte d’incertitudes, diluant toute responsabilité face à l’avenir. Et il fut un temps, en 2006, où Elizabeth Borne à la direction de la Stratégie de SNCF demandait où ( quels types de relation), quand et comment ( dans quelles conditions de compétitivité face à la concurrence, la SNCF pouvait gagner des TK en transport de fret national ou international à l’horizon 2050, dans le cadre de scénarios de développement économique de l’UE pour les pays d’Europe ( NESTEAR société d’application de chercheurs de l’INRETS). Une exigence que l’on ne retrouve que rarement aujourd’hui, et qui est pourtant nécessaire pour toute évaluation.

Dans le cadre de mon expérience personnelle, en tant que responsable de l’OEST, en charge de la production de données, d’évaluation et de planification des transports, j’avais été nommé au début des années 80, au CA de la SNCF comme un des représentant de l’Etat, ainsi qu’à celui de la CNC (Transport Combiné), de la Caisse Nationale des Autoroutes, ainsi qu’au Comité Financier de l’AFME. De 1983 à 1987 j’ai été membre de la Commission des Comptes de la Nation, montrant combien le transport était important au niveau des données globales. Au plan Européen il y avait une participation au développement de données Transports de Eurostat, CEMT (Conférence Européenne des Ministres de Transports) et CEE-ONU.  Tout cela non pas pour aligner une liste de fonctions mais pour simplement monter combien le cabinet de l’époque (avec impulsion de Jean Auroux et au cabinet de Patrice Salini, certes) était soucieux d’assurer une cohérence globale dans l’analyse des données, de l’évaluation voire des projections pour le secteur des transports. Ceci a prévalu sous l’autorité de Ministres de gauche, au début des années 80, mais aussi sous le Ministère d’un Ministre dit « libéral » et son cabinet soulignant ainsi le caractère plus stratégique que politique de telles initiatives. 

Il est alors bien clair que ces questions de courroies de transmission de la mise en œuvre d’une stratégie d’Etat par le biais de ses représentants au sein de conseil d’administrations, restent très floues et incertaines, ne participent pas d’échanges de compétences techniques fructueux entre administrations qui en ont la tutelle et leur management, peuvent créer des conflits qui compliquent encore des enjeux compliqués. La mise en place d’un dispositif performant d’information de référence cohérent en est sûrement une condition indispensable, sur les marchés et l’évaluation des technologies. Dans les transports l’ART semble vouloir en combler les déficiences, mais est-ce vraiment sa mission, alors qu’il existe des Ministères techniques et des fonctionnaires dont cela devrait être la vocation dans l’exercice de la tutelle.

Il faut espérer que cet article de « AutrementAutrement » soulève des réactions et des débats, suscite plus d’informations et de témoignages sur le rôle effectif des représentants d’Etat dans les CA des entreprises, pour que ce rouage essentiel de mise en œuvre d’une stratégie fonctionne, et pour que les compétences nécessaires au sein des administrations de tutelle, s’y développent.

 

Patrice :  

Christian a 100 % raison. On est passés en quarante ans d’une évidence à une exception. Le début du démantèlement remonte à l’élection du Président Giscard d’Estaing, et a connu une évolution chaotique ensuite. Il faut comprendre aussi que rien n’est acquis. Par exemple, vers 1985, alors directeur de cabinet aux transports, j’ai dû me battre pour obtenir des entreprises publiques qu’elles harmonisent au moins leurs hypothèses économiques !!

Pour reprendre cette thématique du désarmement, il faut bien en mesurer les conséquences. Parallèlement à cet affaiblissement de l’appareil d’Etat ce sont les partis politiques qui ont perdu leur expertise et leur travail d’élaboration programmatique, et les cercles d’étude ont vu dans le même temps de leur pertinence régresser. 

Une expression m’a frappée dans la bouche de Francis Rol Tanguy : c’est quand il  parle de « discussions lunaires » à propos d’Areva. Cela décrit hélas bien ce rapport singulier qui se noue désormais entre la parole technocratique d’Etat et le monde réel. 

 

Christian : 

Le qualificatif « lunaire » est en effet très fort et dénote une situation de perte de repère.

En réalité il faut se demander si nos responsables politiques se rendent bien compte que notre dispositif administratif et institutionnel, pour une validation technique et démocratique, ne peut actuellement définir et mettre en œuvre une  stratégie. Les nécessités de planification et de définition de stratégies sont revenues dans les discours, mais les institutions sont dans l’incapacité de formuler dans des termes quantitatifs suffisamment précis une stratégie et de la faire validée démocratiquement On se contente de termes très généraux, de sortes de slogans de communication qui ne font pas illusion très longtemps. 

Au niveau Européen nous en avons aussi un exemple pour l’énergie comme pour les transports. Alors que depuis la CECA il était question d’objectifs généraux de long terme pour l’énergie, l’Europe se retrouve dans une situation des plus incertaines au regard du nucléaire au point de se demander si cela est une énergie verte ou non!

Pour le transport on parle depuis 2014 (directive) de planification par corridors pour 2030 puis pour les RTE pour 2050 mais aucune projection cohérente pour les grands projets est disponible dans les RTE, et en France ce travail est rarement mentionné alors qu’il a déjà fourni des  financements importants, comme si l’on recherchait à atteindre des points de non retour pour les plus grands projets, sans jamais les justifier de manière satisfaisante pour les acteurs impliqués.

La (re)constitution d’un dispositif apte à produire et mettre en œuvre une stratégie reste à faire, dans le cadre d’un dispositif qui devra être compatible avec une politique Européenne et régionale de planification.

 

 

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