Mobilité militaire : y-a-t-il un dialogue de sourds entre l'OTAN et la Commission Européenne ?
Dialogue de sourds entre UE et OTAN ?
Par Christian Reynaud et Patrice Salini
Depuis la fin des années 2010, la dynamique des réseaux transeuropéens orientés vers l’Est a été bouleversée par la montée des tensions avec la Russie, culminant avec l’invasion de l’Ukraine en 2022. L’UE et l’OTAN se retrouvent engagées dans un « dialogue de sourds » : malgré des objectifs communs, la coordination reste faible et les États demeurent les principaux garants de la défense.
Une stratégie européenne en quête de crédibilité
- L’UE, limitée juridiquement en matière militaire, a cherché à renforcer son identité stratégique en intégrant les besoins militaires dans ses réseaux civils via la politique de « mobilité militaire » et le concept de « dual use ».
- Cette approche, traduite par la création de corridors prioritaires et des investissements via le Mécanisme pour l’Interconnexion en Europe (MIE), vise à concilier défense et développement économique.
- Critiques majeures : gouvernance complexe, critères civils prédominants, manque de cohérence géostratégique et délais incompatibles avec l’horizon critique (4-5 ans).
Obstacles logistiques et disparités techniques
- Infrastructures inadaptées (ponts, tunnels, gabarits ferroviaires), formalités administratives, vulnérabilités hybrides.
- Exemple : opération « Lynx » (2023) → 7 jours pour acheminer des blindés légers vers l’Estonie.
- Corridor Baltique : point le plus critique malgré des alternatives via la Suède et la Finlande.
- Disparités ferroviaires : signalisation, tension électrique, longueur des trains, gabarit, écartement.
Vers une approche pragmatique : agilité et prépositionnement
- Agilité multimodale : combiner routes, rails, voies maritimes et fluviales pour contourner les goulets d’étranglement.
- Prépositionnement des matériels : réduire les délais, renforcer la cohésion politique, clarifier les besoins réels en moyens de transport.
- Cette stratégie permettrait de hiérarchiser les travaux, d’optimiser les investissements et de définir des critères strictement militaires.
Conclusion :
La vision d’une Europe « unie et défensive » reste largement mythique. La mobilité militaire ne peut être pensée comme une simple extension des réseaux civils : elle exige une planification autonome, fondée sur des critères militaires et des solutions pragmatiques. À défaut, le risque est de multiplier des projets coûteux et techniquement irréalisables, accentuant le décalage entre ambitions politiques et réalités opérationnelles. L’avenir dira si cette évolution conduira à une véritable « Europe militaire » ou si elle restera cantonnée à un rôle de soutien structuré au sein de l’OTAN.
Introduction
Depuis 2014, il est devenu clair que la tension allait monter entre L’UE et la Russie. La période des réseaux Pan Européen qui voyait les réseaux Transeuropéens s’ouvrir encore plus à l’Est en direction de Moscou était terminée. On parlait alors de réseaux Pan-Européen qui s’étendaient à l’Est comme d’ailleurs au Sud en Méditerranée.
Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, cette tension est devenue un affrontement en 2022, l’UE prenant le parti de l’Ukraine et l’OTAN se trouvant d’autant plus impliquée que l’Ukraine lui demandait son adhésion ; un « casus belli » pour la Russie.
Mais durant toute cette période il ne semble pas qu’il y ait eu beaucoup de coordination entre l’UE et l’OTAN, l’un et l’autre se reposant essentiellement sur les Etats pour assurer leur politique militaire face à l'agression russe contre l'Ukraine et les menaces ressenties par les pays du Nord et de l'Est de l'UE. Les Européens (UE et hors UE) ont convenu qu'il fallait renforcer ce qui pouvait constituer les "fronts" nord et est de l'Europe, Suède et Finlande rejoignant par ailleurs l'alliance atlantique. On a donc décidé de mettre en œuvre cette "réassurance". Mais elle a mis en lumière des difficultés qui ont ému à la fois les états fournisseurs de forces, l'OTAN, et corrélativement l'Union Européenne.
L'union Européenne comme institution « confédérale » semble bien alors s’être engagée dans un dialogue de sourd qui s’enlise alors que l’on s’approche d’un horizon critique qui pourrait être de l’ordre de 4/5 ans.
Appropriation collective ?
Après avoir voulu saisir l’image d’une appropriation collective de l’idée de défense pour renforcer une identité qui lui fait encore défaut, elle est maintenant prise au piège de délais pour être crédible dans un affrontement : les remarques récentes de la Cour des Comptes Européenne (CCE), comme celles du rapport conjoint au Parlement et au Conseil du Haut Représentant de l’Union pour les Affaires Etrangères et la Sécurité de Mars 2025 sur la politique « de mobilité militaire » de l’UE sont sans ambiguïté. L’Europe n’est pas prête et les subventions ne sont pas justifiées pour la CCE.
De son côté l’OTAN, travaillant avec l’UE à partir de 4 nouveaux corridors à vocation militaire, qui seraient donc encore « plus » prioritaires que les corridors prioritaires des RTE annonce des sommes de 1,7 Md d’€, en retrait par rapport aux 5, 8 Md prévu initialement en 2018, pour une mise à ses normes des portions communes entre les 4 corridors militaires et les réseaux Européens. Une tâche qui n’est pas réalisable à un horizon 2030, estimé comme dernière limite pour opposer une force crédible, contrairement à ce qu’affirme l’UE, élargissant le débat aux effets multiplicateurs sur l’économie, et aux opportunités de construction d’une industrie d’armement européenne d’avenir. Un programme intéressant, certes, mais qui ne règle pas le problème « immédiat ».
C’est donc à un véritable dialogue de sourd, une folle histoire, auxquels on assiste dans un moment aussi critique !
L’approche de l’OTAN et la réponse de l’UE
L’expérience a montré, lors de l’opération « lynx », menée en mars 2023, que l’acheminement de 40 véhicules blindés (non lourds : Griffon et AMX10-RC) jusqu’à Tapa (Estonie), a mis 7 jours, et a dû se heurter à des obstacles physiques, un manque éventuel de matériel, et surtout des formalités douanières longues pour chaque état traversé. Même strictement planifiée toute opération sur le flanc nord révèle donc un accroissement des délais.
Exemple des obstacles relevés sur l’axe permettant de desservir le flanc nord (Estonie)
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Segment |
Principaux obstacles |
Estimation délai additionnel |
Criticité |
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Suwałki corridor (Pologne–Lituanie) |
étroitesse géographique; risque de verrouillage; menaces hybrides |
+24–168 h selon intensité; verrouillage = semaines |
Très élevée |
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Réseau routier intérieur Lituanie/Lettonie |
ponts à capacité limitée; routes secondaires non adaptées |
+24–72 h pour convois lourds |
Élevée |
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Rail et transbordement (Rail Baltica gap) |
gabarit large vs standard; capacité RoLa limitée |
48–240 h pour volumes stratégiques |
Élevée |
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Ports et approches maritimes |
capacités RoRo limitées; vulnérabilité sousmarines |
jours à semaines pour montée en puissance |
Élevée |
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Cyber et C2 logistique |
attaques sur réseaux civils; dépendance énergétique |
immédiat → rétablissement heures–jours |
Systémique |
Ces obstacles sont démultipliés, dès qu’il s’agit de déplacer des chars lourds, dont les dimensions et le poids n’ont cessé d’augmenter depuis 1946. En effet, ces engins dépassent tous les limites strandard généralement admises par les normes ferroviaires et routières.
Poids et dimensions des chars lourds
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Véhicule |
Longueur (m) |
Largeur (m) |
Hauteur (m) |
Masse (t) |
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Leopard 2A6 |
9,97 |
3,75 |
3,00 |
~62 |
|
Leclerc |
9,87 |
3,71 |
2,95 |
~57 |
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Abrams M1A2 |
9,77 |
3,66 |
2,44 |
62–66 |
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Challenger 2 |
11,55 |
3,52 |
2,49 |
~62,5 |
Ainsi, mis à part les questions – essentielles – liées aux autorisations de transport militaire, la problématique de l’OTAN est de disposer, singulièrement sur le plan ferroviaire, d’une infrastructure correspondant à un minimum de contraintes. Celles-ci se traduisent par des normes dont un exemple est donné ci-dessous pour recevoir les convois de blindés.
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Norme |
Valeur |
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MLC (Military Load Classification) |
MLC 80 |
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Gabarit ferroviaire UIC GC |
Hauteur 4,70 m |
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Charge maximale des Ponts |
60 tonnes |
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Hauteur libre des Tunnels |
4,50 m |
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Largeur des Chars lourds OTAN |
3,6 à 4 m |
Dual Use
L’approche de l’Union Européenne a été dès lors d’intégrer les desiderata militaires au sein de sa planification avec la fausse bonne idée d’utilisation duale de Réseaux Transeuropéens dont la vision reste fractionnée par corridors qui se multiplient en fonction des problèmes rencontrés. Elle intègre bien entendu les différents modes de transport.
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Corridor |
Pays traversés |
Type |
Points critiques |
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Nord-Est |
France, Allemagne, Pays-Bas, Pologne, Pays baltes |
Routes, rails, ports |
Ponts, tunnels |
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Sud-Est |
France, Balkans, Roumanie, Bulgarie |
Routes, rails, ports |
Rampes Ro-Ro |
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Est |
France, Pologne, Ukraine |
Rails, routes |
Changement d’écartement |
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Arctique |
Norvège, Suède, Finlande |
Routes, rails, ports |
Goulets d’étranglement |
Cette approche consiste ainsi à utiliser des infrastructures civiles à des fin militaires : elle était sous-jacente dans la politique des réseaux Européens depuis 2014 et même avant mais n’était pas toujours exprimée ; elle ne devînt centrale dans la stratégie de mobilité militaire de l’UE que véritablement en 2022.
Son application aux RTE (Réseaux Transeuropéen) s’est alors traduite par la recherche de points critiques qui ne satisfaisaient pas les contraintes logistiques militaires, différentes de la logistique civile pour des gabarits de tunnels, des surcharges de ponts, la dangerosité des biens transportés entre autres, ainsi que pour satisfaire à des opérations d’urgence nécessitant des remontées rapides de volumes de matériels et de soldats.
La voie adoptée a donc été de définir 4 corridors prioritaires (Conseil européen du 27 Mars 2025, pour l’adoption des corridors) essentiellement centrés sur la partie centrale et orientale de l’Europe, avec néanmoins des extensions à l’Ouest, au centre et au sud du territoire de l’UE. Ces extensions permettent une convergence de flux à partir de pays comme l’Italie, L’Espagne, le Portugal, la Grèce et la France, donc à partir des zones de l’Ouest et de l’Est de la Méditerranée. De ces corridors militaires on déduisait des portions communes avec les RTE faisant l’objet d’investissement prioritaires dans le cadre des MIE (Mécanisme pour l’Interconnexion en Europe), La carte ci-joint, du rapport conjoint du Haut Responsable de l’Union au Parlement et au Conseil de Mars 2025 donne une illustration des principaux points d’intervention pour les 3 premiers appels d’offre MIE pour un montant de 1,7 Md€.
En voulant concilier la réponse à un menace militaire avec des travaux de planification en cours sur les RTE on a cédé finalement à la vision d’une Europe civile qui se dresserait tout entière pour défendre son intégrité, et renforcer ainsi son identité, sans que sa pertinence militaire soit facile à démontrer, sauf au terme de l’exécution du programme, comme nous allons le montrer. Or cet élan qui se comprend sur le plan politique, ne correspond pas à une réalité juridique qui est que l’Europe n’a qu’une vocation limitée en matière de défense et de politique militaire, essentiellement liée à assurer une mobilité militaire et préparer une bonne coopération entre Etats, assistant de ce fait l’OTAN à qui revient les opérations militaires.
Le mythe et le dialogue de sourds
Le paradoxe c’est qu’on a construit en réalité le mythe d’une Europe unie qui se défendrait face à un agresseur, réduisant la logistique militaire à des problèmes particuliers, sans vision d’ensemble sur les questions d’acheminements. Par exemple on se concentre sur la question du gabarit de tunnels ou du poids acceptable pour les ponts introduisant des coûts et des travaux supplémentaires pour les RTE (ce qui est certainement un objectif de mise à niveau des RTE). Or cela concerne les convois de blindés lourds, mais qui ne sont pas à coup sûr à la réponse majeure pour les années qui viennent, et en tous cas pas la seule. En outre le nombre de blindés demeure, et pour plusieurs années, en nombre limité en Europe. D’où des investissements supplémentaires, coûteux sans que l’on soit sûr, à quelques exceptions près, que cela soit utile pour la réassurance, une menace immédiate, ni pour les infrastructures de demain.
Quoiqu’il en soit on espère que la coopération plus resserrée entre l’UE et l’OTAN (et on l’espère les États) permettra de réduire les réévaluations de contraintes à un nombre plus limité de cas indispensables pour l’acheminement militaire, lorsqu’ils ne peuvent être contournés.
Multiplication des interfaces, critiques internes, lourdeur des processus.
Après avoir voulu saisir l’image d’une appropriation collective de l’idée de défense pour renforcer une identité qui lui fait encore défaut, l’UE est maintenant prise au piège de délais pour être crédible dans un affrontement : les remarques récentes du rapport du groupe de travail de la Commission sur la mobilité militaire accompagnant une proposition de réglementation au Parlement et au Conseil, ainsi que le rapport Spécial de la Cour Européenne des Auditeurs de Novembre 2025 sont sans ambiguïté. L’Europe n’est pas prête et les subventions ne sont pas justifiées pour la CCE. Sont dénoncés dans le premier rapport le manque de coordinations avec les Etats, la complexité du concept de « dual use », la coordination peu avancée sur la protection des infrastructures stratégiques, le manque de matériel. Ceci érode la crédibilité de l’EU en matière de sécurité et contraste avec le nombre d’actions et d’études qui sont engagées depuis 2022, ne permettant pas d’enrayer ce sentiment de manque de préparation. Le deuxième rapport dénonce la gouvernance complexe et fragmentée de la mobilité militaire qui n’en donne au Parlement qu’une vision partielle. De plus il regrette que dans de nombreux cas le choix de projets « dual use » se soit fait suivant des critères qui étaient les mêmes que ceux de TEN-T antérieurs, ne prenant pas suffisamment en compte des critères militaires d’évaluation et de dimension géostratégiques. Dans le dernier Military Mobility Package de novembre 2025, on parle de 17,65 Md proposé pour le CEF 2028-2034, et de 500 points noirs à éliminer.
Du côté de l’OTAN, cela ne parvient pas à convaincre les experts qui estiment le sentiment que les pays de l’Europe ne sont pas prêts pour un affrontement et que la mobilité militaire n’est pas assurée notamment sur le corridor Baltique le plus vulnérable. Une tâche qui ne semble pas réalisable à l’horizon 2030, estimé comme dernière limite pour opposer une force crédible, contrairement à ce qu’affirme l’UE dans les derniers documents publiés fin 2025 cherchant à relancer une mobilisation et coopération des Etats et rappelant les effets multiplicateurs sur l’économie, ainsi que les opportunités de construction d’une industrie d’armement Européenne d’avenir.
Il reste aussi, que l’analyse des corridors tels qu’ils sont fait ressortir des discontinuités techniques et organisationnelles pénalisantes, et que nous sommes très loin d’une standardisation, l’UE ayant privilégié l’interopérabilité.
Ainsi, L’interopérabilité ferroviaire européenne « maintient » des disparités importantes :
- Signalisation : coexistence ETCS + systèmes nationaux → 11 disparités.
- Longueur des trains : varie de 500 m à 740 m → 11 disparités.
- Tension électrique : coexistence de 15 kV AC, 25 kV AC, 3 kV DC → 10 disparités.
- Gabarit : P400 non généralisé, sections limitées à GB1/GB2 → 8 disparités.
- Écartement : standard sauf Baltique (1520 mm) → 1 disparité majeure.
Une programmation peu crédible
C’est donc à un véritable dialogue de sourd – une inadéquation des moyens aux objectifs - une folle histoire, auxquels on assiste actuellement dans un moment aussi critique !
A force de multiplier ses corridors prioritaires déjà particulièrement denses en Europe Centrale, et de ce fait d’accroître le nombre d’intervenants, il est de plus en plus difficile de s’y retrouver : il serait sans doute temps de raisonner, à nouveau, directement en termes de réseaux bénéficiant pleinement de jeux d’itinéraires alternatifs. Ce passage s’effectue de manière beaucoup trop lente dans la planification des RTE.
Mais plus grave encore est le fait d’ignorer que la logistique militaire et civile ne sont pas réductibles l’une à l’autre, et que la recherche de leur points communs ne semble pas aboutir à un processus de décision adapté pour bâtir un plan crédible à l’horizon de 4/5 ans. Les équipements transportés, les modes de chargement/déchargement, les choix de l’implantation des nœuds en zone dense ou en campagne, les procédures de priorité sont très substantiellement différents. Malgré la taille des équipements la logistique militaire dans un contexte d’exception peut se montrer beaucoup plus agile que la logistique civile construite à partir de flux réguliers d’échanges, dont la structure évolue plus lentement et régulièrement. Le fait que juridiquement les fonds MFF ne puissent être alloués à des projets dont la seule vocation est militaire ne doit pas multiplier, indûment, le nombre de projets mixtes civil et militaire, pour satisfaire les exigences d’accessibilité militaires.
La fausse bonne idée de « dual use » des RTE, quelque soit son origine, opportunité pour accélérer le financement des RTE ou contrainte juridique d’allocation de fonds, ne peut que compliquer le dialogue, indûment, entre l’UE et l’Otan et conduire à proposer des travaux techniquement et financièrement irréalisables dans les délais annoncés. Il faut donc probablement reprendre le problème différemment, en planifiant la mobilité militaire sous contrainte de temps et selon des critères plus strictement militaires, sans y mêler les critères civils au cœur des réseaux transeuropéens.
L’agilité plurimodale et le pré positionnement comme facteurs déterminants d’une programmation réaliste
À la base, la question consiste à acheminer depuis plusieurs points de départ européens des hommes et du matériel vers trois zones principales de pression ou de front :
- les pays baltes,
- le flanc sud-est de l’Europe (Roumanie, Moldavie, Ukraine),
- et une zone centrale englobant les frontières orientales de la Pologne, de la Tchéquie, de la Slovaquie et de la Hongrie, exposées à des pressions pouvant venir d’Ukraine ou de Biélorussie.
Du point de vue matériel, il faut distinguer plusieurs catégories. D’un côté, le petit matériel (caisses mobiles, véhicules légers) répond aux normes civiles : il devrait être acheminé sans difficulté majeure entre les zones d’origine et les zones d’arrivée. En revanche, les blindés et les matériels lourds impliquent des dimensions et des charges exceptionnelles et doivent emprunter des itinéraires dédiés, qui n’ont pas vocation à se confondre avec les itinéraires civils. Ces itinéraires doivent respecter des contraintes militaires strictes et, autant que possible, éviter les zones denses où ils perturberaient fortement le trafic civil.
Les centres de transbordement pour véhicules lourds ne nécessitent pas des infrastructures sophistiquées : une simple rampe de chargement et de déchargement suffit. Ce type d’installation s’intègre d’ailleurs mal dans les grands pôles intermodaux urbains ou périurbains. Ainsi, les grands nœuds civils ne sont pas nécessairement les nœuds militaires pertinents, et les itinéraires à identifier relèvent davantage d’une logique d’agilité, fondée sur des solutions adaptées et combinatoires. Dans cette optique, les solutions multimodales permettent de multiplier les itinéraires et d’éviter les points noirs du réseau, sous réserve de respecter les contraintes de poids et de gabarit. Parmi ces solutions, les itinéraires maritimes et fluviaux doivent être beaucoup plus explorés : bien qu’ils puissent allonger la distance, ils permettent d’éviter de nombreux goulets terrestres sur de longues portions.
Une deuxième piste, complémentaire de celle l’agilité multimodale, consiste à recourir au pré positionnement des matériels. Cette approche présente plusieurs avantages. Sur le plan tactique, elle permettrait un gain de temps considérable en cas d’urgence tout en permettant un recours plus systématique aux solutions maritimes pour un pré-post acheminer du matériel, en amont. Sur le plan politique, elle renforcerait la cohésion militaire européenne, en obligeant les États membres à s’impliquer plus directement dans cette problématique de mobilité militaire. Enfin, elle offrirait une vision plus claire des besoins réels, non seulement en matériel militaire, mais aussi en moyens de transport : wagons, locomotives, barges fluviales, capacités portuaires, traction ferroviaire disponible, etc…. du fait d’une organisation Européenne du positionnement amont, obligeant les Etats à donner une preuve tangible du niveau de leur engagement.
Avec ces principes, il deviendrait possible de définir beaucoup plus clairement la situation actuelle de la mobilité militaire en Europe et de réévaluer les itinéraires réellement utilisables. Les critères de sélection des projets — qu’ils soient inscrits ou non dans les RTE-T — seraient alors définis en fonction des capacités d’acheminement vers les zones critiques.
Aujourd’hui, dans la majorité des cas, les points d’acheminement sont atteignables en utilisant des solutions multimodales. Les exercices de l’OTAN n’ont pas révélé de difficultés majeures sur ce plan. Les obstacles sont plutôt administratifs, et il semble que l’on ait récemment pris conscience de la nécessité de les supprimer, alors que l’on ne s’y était jamais réellement attaqué jusqu’ici.
On partirait ainsi d’un ensemble large d’itinéraires possibles, qu’il s’agirait ensuite de réduire progressivement au fur et à mesure de l’avancement des travaux, en imposant des critères de temps d’acheminement plus courts.
Le seul axe véritablement difficile est celui menant aux pays baltes, en raison du goulot lituanien et des performances encore limitées du Rail Baltica en matière de charges et de gabarits. Ce point devrait faire l’objet d’une attention particulière. Cependant, une route alternative existe déjà, passant par la Suède et la Finlande, ce qui élargit les options possibles.
Un test de cohésion militaire pour les pays de l’UE
Dans un tel schéma, aucune situation n’est véritablement bloquante. Le pré positionnement deviendrait un outil prioritaire pour accroître la réactivité, mais aussi un levier de mobilisation politique au sein de l’Europe. Il consisterait à définir plusieurs zones où les États pourraient stationner du matériel plus près des zones de risque, et à penser la mobilité de ce matériel en ajustant son positionnement au fur et à mesure des évolutions géopolitiques. La mobilité militaire deviendrait dès lors un levier structurant et fédérateur d’une politique de mobilité militaire dépassant la simple situation de crises. Et ce simple fait, les travaux nécessaires pour garantir une riposte adaptée seraient mieux hiérarchisés, mieux maîtrisés et plus optimisés.
Cette approche d’une planification de la mobilité militaire s’intègre parfaitement dans la logique des textes actuels qui régissent l’implication de l’Europe dans le domaine militaire et ses relations avec l’OTAN. En effet, l’Union européenne renforce ainsi son rôle de coordination entre les États membres en matière de mobilité militaire, sans empiéter sur le rôle de l’OTAN en matière d’engagement militaire. Pour autant, elle n’en apparaît pas moins comme un acteur uni et cohérent sur les questions militaires qui touchent à la mobilité des forces, mais aussi à la construction d’équipements ou de matériels de transport militaire, lesquels doivent s’inscrire dans un ensemble cohérent.
Il est toutefois encore trop tôt pour savoir si cette évolution conduira, à terme, à une meilleure identification d’une « Europe militaire » au sein de l’OTAN, ou si elle restera cantonnée à un rôle de soutien et de coordination, un rôle qui serait alors beaucoup plus structuré qu’il ne l’est à l’heure actuelle.